prairial an II : Méaulle arrive dans l'Ain

2.60 : La mission de Méaulle dans l’Ain : le crépuscule du règne des sans-culottes

 

            Albitte n'est pas encore officiellement parti de l'Ain et Méaulle pas encore officiellement arrivé, que le 15 floréal, Dorfeuille se voit proposé le poste d'administrateur du district de Bourg. Mais le vote des sociétés populaires lui est défavorable : il n'est pas citoyen actif de ce département ou simplement inconnu. De Paris, Merle informe presque quotidiennement Bourg des évolutions de l’affaire des officiers municipaux. Le 2 prairial, alors que Duclos, de retour de Paris, modère ses propos, Merle, ne réalisant pas qu’un tournant dans la politique à lieu, ironise : “Duclos est tout désorienté à Bourg, parce qu’il a laissé à Paris ses deux moustaches et son habit pistache ”[1]. Le 8 prairial, Merle annonce que l'affaire des officiers municipaux sera bientôt terminée. En effet, ces derniers possèdent en Jagot un puissant appui, de plus Merle connaît bien Couthon qui est chargé du dossier. Pour Merle et Juvanon, seul Alban pose un problème. Les pétitions venant de l'Ain au Comité de Salut Public demandant la libération des officiers municipaux bressans et belleysans sont nombreuses, la société populaire de Bourg multiplie les adresses pour réclamer la libération de ses membres détenus. De son côté Gauthier des Orcières ne reste pas immobile. Il cherche à démontrer le soutien hébertiste des sans-culottes de l’Ain. Pour cela il envoie à Bourg un musicien, nommé Lucotte[2]pour intimider les patriotes ”[3] et faire “ répandre à Bourg...qu’il était un ami de Robespierre[4]. Informé des sympathies hébertistes de la sans-culotterie de l’Ain par Gouly et Gauthier des Orcières, le Comité de Salut Public envoie un commissaire, Veille, avec mission de se renseigner. Arrivé à Bourg, “Veille, qui notait les patriotes en lettres rouges, était l’objet de l’adoration de tous les modérés qui ne cessèrent d’accourir en foule autour de lui...ce Veille fit un rapport au Comité de Salut Public entièrement contraire ”[5] aux vœux des sans-culottes. Le 14 messidor, face aux délations dont ils sont victimes, Rollet-Marat et Martine décident de se rendre à Paris pour se disculper. Gallien, Ducret, Gay et Baron-Chalier sont aussi commissionnés pour d'assurer la défense des patriotes de l'Ain à Paris. A la veille de leur départ, Chaigneau affirme à la tribune de la société de Bourg : "voilà comment l'on veut nous emmener les uns après les autres, c'est de cette manière que l'on veut désunir les sans-culottes, mais il faut nous soutenir, nos frères les officiers municipaux qui sont à Paris, et les deux qui vont partir sont blancs comme neige, ils n'ont rien à craindre". Juvanon ajoute : "si l'un des sans-culottes mandés par le Comité de Salut Public venait à périr, l'on verrait couler le sang dans la commune de Bourg"[6]. Dorfeuille renchérit, il "fait des déclamations injurieuses et calomnieuses contre les habitants de cette commune, notamment contre ceux qui ont fait des dénonciations contre les officiers municipaux mandés à Paris par ordre du Comité de Salut Public, ajoutant que si l'un de ces municipaux venait à périr, il fallait couvrir d'un crêpe funèbre la maison d'arrêt des Claristes"[7].

A Belley, la situation des sans-culottes est aussi critique. Lors de sa visite à Belley, Méaulle se rend au Temple de la Raison où "il aperçut déjà beaucoup d'humeur de la part des sociétés voisines et le représentant tranche là-dessus et ne voulut point les écouter, et leur dit pour toutes répliques qu'il ne reconnaissait que les sans-culottes de Belley affiliés aux Jacobins depuis le moment de la Révolution"[8]. Si Belley demeure un fief sans-culotte, dans les campagnes environnantes, "les intrigants…règnent"[9]. Afin de juguler cette réaction, Méaulle fait visiter les registres des sociétés populaires d'Hauteville, de Champagne et de Seyssel par Masse.

A Paris, les sans-culottes essayent de se faire entendre par le Comité de Salut Public. La plupart ont préparé leur défense afin de "combattre contre les intrigues et les fausses dénonciations"[10]. Le 6 messidor, le Comité de Salut Public les relaxe sauf Alban, Blanc-Désisles, Frilet, Rollet-Marat et Martine. De son côté, Méaulle, contrairement à Albitte, ne reste pas inactif, le 11 messidor, de passage à Bourg il écrit à Couthon : "la traduction des officiers municipaux à Paris, leur longue arrestation tournent au profit, à la satisfaction des aristocrates et des modérés, je demeure convaincu que le patriotisme ardent et énergique est opprimé dans leur personne par les menées et les intrigues des détenus, je me suis particulièrement attaché à connaître le personnage le plus marquant, Blanc-Désisles, celui que l'on poursuit probablement avec le plus de fureur, il ne s'est point enrichi dans la Révolution, il n'a occupé aucune place lucrative, j'ai écrit au Comité qu'il y avait une distinction à faire à l'égard d'Alban maire et que sa conduite méritait un examen particulier et clair, Alban est pauvre, Alban à montré un grand zèle et qu'il a rendu des services importants pendant le siège du ci devant Lyon, quant à Frilet, est-ce t'en dire assez en assurant que sa femme divorcée est dans les bras de Tardy, l'un des chefs du fédéralisme de l'Ain. Je le répète il y a un système affreux de perdre les patriotes, par la division et la calomnie"[11]. Le 9 thermidor, par l'intermédiaire de Jagot, profitant sans doute du désordre causé par la chute de Robespierre, le Comité de Salut Public libère Blanc-Désisles, Rollet-Marat, Frilet, Martine et les municipaux de Belley. Seul Alban reste détenu à la Conciergerie. Les libérés savent à qui ils doivent leur libération. Le 16 thermidor, Torombert, de retour à Belmont, écrit une lettre de remerciements au “père des patriotes[12] Jagot. A peine les sans-culottes sont-ils libérés que les représentants de l'Ain se présentent au Comité de Salut Public pour contester cette décision, ce qui l'amène, le 12 thermidor an II, à demander à Méaulle de les maintenir incarcérés jusqu'à l'arrivée de Boisset alors nommé pour le remplacer. Le choix de Boisset montre bien la nouvelle orientation politique du Comité : Boisset, arrive dans l'Ain pour endiguer l'agitation des sans-culottes. La réaction est aussi amorcée par une série de réorganisation des autorités constituées. Contrairement aux réorganisations faites par Albitte, celles-ci tiennent plus de l’épuration politique et génèrent des résistances et des troubles graves, le 28 messidor, lors de la fête du 14 juillet, l’ancienne municipalité de St Sorlin se rend vers l’arbre de la liberté munis de leurs écharpe et déclare ne pas vouloir donner les papiers de l’administration et méconnaître la municipalité nouvellement installée.

Dans le département, se met en marche une vague de dénonciations politiques complaisamment avalisées par Boisset et les nouveaux administrateurs de districts. Pour avoir dit dans un cabaret “ que si Robespierre n’eut été sacrifié par la Convention Nationale, les choses iraient beaucoup mieux", l’ancien membre du comité de surveillance d’Ambérieu Jean Baptiste Dupin est dénoncé.

 

Alors qu’à Paris, le 9 thermidor n’est qu « un simple changement de majorité à la Convention…(où) le modéré, c’était en définitive Robespierre.. (et qu’)il ne fut à aucun moment question…de mettre fin au gouvernement révolutionnaire »[13] , « une révolution de palais sous couvert d’une dénonciation politique »[14]. Dans l’Ain, la perception des événements symbolise plutôt la fin du gouvernement de Salut Public et de ses artisans. Boisset va alors utiliser l’Ain comme un laboratoire sémantique pour créer l’image du terroriste : « il désigne les hommes qui n’avaient jamais eu l’intention de terroriser le pays, mais bien de punir…leurs adversaires » [15]. D’une image, il crée une réalité, un adversaire politique, qu’il jette en pature à la vengeance populaire, dont leur seul crime est d’avoir pensé une politique de répression.

 

Incarcérés dès leur retour de Paris, les sans-culottes demandent à bénéficier d'une semi-liberté dans la ville de Bourg. Méaulle accède à leur requête. Le 19 thermidor, il assigne à résidence Blanc-Désisles, Rollet-Marat, Frilet et Martine. Un dossier s'instruit pour qu'ils soient jugés par le tribunal de district à Bourg, ce qui n'est pas au goût de tous : Lalande reproche à Méaulle de vouloir faire juger les sans-culottes par un tribunal à Bourg afin de les faire acquitter [16]. Les autorités constituées s’accordent pour que les sans-culottes de la municipalité ne relèvent pas de cette juridiction, le dossier va au tribunal criminel. Le soir, lors de la réunion de la société populaire, leurs partisans annoncent la venue à Bourg d'une troupe de 300 gardes nationaux de Gex, Ferney et Châtillon-en-Michaille commandée par 16 officiers afin de maintenir l'ordre dans les prisons, supprimant ainsi toute tentative politique des modérés. La troupe arrive à Bourg le 20, mais le 24, Boisset, nouvellement arrivé, fait remplacer ces hommes aux prisons par ceux de la garde nationale de Bourg. Le général Ravier et son aide de camp, aidés du “corps des canonniers composé de messieurs choisis ” [17], procèdent à l’arrestation et l'incarcération des sans-culottes. Avec Boisset, “représentant sans force aucune dans le caractère avec de la ruse et de l’astuce, (qui) a complètement et d’un seul coup envisagé le but auquel la faction voulait tendre[18], le modérantisme triomphe, l'heure n'est plus à la mobilisation des masses mais bien à la victoire de la bourgeoisie révolutionnaire, les fédéralistes sortent de détention et les sans-culottes les remplacent, suite à un arrêté de Boisset les mettant au secret.

Dès son arrivée, Boisset s’entoure de Férréol, des Fabry et des Girod de Gex, pour la plupart anciens détenus et hommes de l’Ancien Régime. Les anciens fédéralistes, soutenus par les anciens amis des sans-culottes, lui dressent un tableau sombre de la situation dans la commune. Faguet se fait le porte-plume de cette génération d’opportuniste[19] en rédigeant un rapport à Boisset. Afin de bien marquer la chute des sans-culottes de la municipalité de Bourg les modérés tentent de gagner Thévenin à leur cause en lui demandant de désavouer publiquement les sans-culottes. Hésitant, le jeune instituteur prépare néanmoins un discours dans ce sens. Mais, informé de l’incarcération de ses amis, il renonce au plus grand dam des modérés qui lui tiennent rancœur et l'incarcèrent. Détenu dans un cachot individuel, Thévenin demande, en vain, à être réuni à ses amis, “au bout de deux jours, on le trouve...suspendu à la targette qui ferme sa fenêtre...les genoux touchant la terre, au côté de son col est un trou où entrerait une noix[20]. Apprenant la mort de Thévenin, les sans-culottes détenus suspectent un assassinat, d’autant plus qu’aucune reconnaissance du corps n'est effectuée. Avec la chute de Robespierre, la réaction thermidorienne gagne du terrain. Le 20 thermidor, la société des sans-culottes de la commune de Lagnieu, dénommée ainsi encore quelques jours, envoie une adresse de félicitation à la Convention : “Législateurs, vous avez, encore une fois, ramené au port le vaisseau de la patrie, battu par la plus affreuse tempête. C’est sous le manteau du patriotisme...qu’on voulait vous assassiner et le peuple avec vous ”[21].

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 



[1] Lettre de Merle à Juvanon, 2 prairial an II. A.D. Ain 13L 60.

[2] Un Lucotte est membre du comité civil de la section de l’Observatoire de Paris.

[3] A.C. Bourg I47 bis.

[4] A.C. Bourg I47 bis.

[5] A.C. Bourg I47 bis.

[6]Témoignage de Jean Rougemont, A. A.D. Ain ancien L219.

[7]Témoignage n°15, cahier de témoignage A. Ibid.

[8] Lettre de Ponsard à Bonnet, 21 prairial an II. A.D. Ain 13 L 60.

[9] Lettre de Ponsard à Bonnet, 21 prairial an II. A.D. Ain 13 L 60.

[10] Lettre de Ponsard à Bonnet, 21 prairial an II. A.D. Ain 13 L 60.

[11] Lettre de Méaulle à Couthon, A.D. Ain 1L 226.

[12] Lettre de Torombert à Jagot, 16 thermidor an II. A.C. Belley, rév. 10.

[13] TULARD (Jean) : « Vendémiaire : Bonaparte sauve la République » in Napléon 1er n°34, septembre octobre 2005.

[14] MARTIN (Jean-Clément) : les échos de la Terreur. Belin, 2018.

[15] MARTIN (Jean-Clément) : les échos de la Terreur. Belin, 2018.

[16]Cité par DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution Française. Tome 5 page 189.

[17] Mémoire de Juvanon, 20 nivôse an III. A.C. Bourg I47 bis. 

[18] Mémoire de Juvanon, 20 nivôse an III. A.C. Bourg I47 bis.

[19] Mis en place par Albitte et sur les conseils des sans-culottes, Faguet utilise son poste pour blâmer ceux qui l’ont placé.

[20] Mémoire de Juvanon, 20 nivôse an III. A.C. Bourg I47 bis. 

[21] Adresse de la société des sans-culottes de Lagnieu à la Convention, 20 thermidor an II. Collection de l'auteur.

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