pluviôse an II : les fédéralistes guillotinés

2.45 La nuit des suppliciés

 

Le fait que le département de l'Ain ne dispose pas d'un tribunal d'exception, met les sans-culottes dans l'impossibilité de juger des détenus sans provoquer une contestation immédiate d'une partie de la population. Toutefois l'élimination physique des opposants à leur politique faciliterait leurs agissements en supprimant de façon définitive un parti modéré constitué d'hommes instruits ayant pignon sur rue et surcroît unis dans le cercle culturel fermé des loges et des sociétés savantes. Mais à cette façade de lutte politique, les sans-culottes cherchent aussi à éliminer de façon radicale un groupe d'hommes représentant cette élite culturelle d'Ancien Régime assise entre la bourgeoisie cherchant l'ascension sociale et une noblesse éclairée pleine de condescendance envers les petits et les laborieux. Ils décident donc de livrer aux prérogatives de la Commission Temporaire de Lyon les accusés de fédéralisme du département. Dans la nuit du 23 au 24 pluviôse an II, Blanc-Désisles, Juvanon, Alban, Chaigneau, Frillet, Rollet-Marat, Duclos et Convers, se retrouvent dans l'appartement d'Albitte. Après un souper, "il fallut enfin savoir où l'on voulait en venir. Alban rompit le silence et mit sous les yeux du représentant une liste nombreuse d'individus qu'il était question d'envoyer à Lyon ; le représentant fit la lecture des noms et des motifs et annonça que son intention était de les faire juger"1. L'idée d'envoyer des hommes devant la Commission de Lyon rend Albitte circonspect alors que les sans-culottes s'empressent d'augmenter les accusations retenues contre les détenus figurant sur la liste : "Désisles, Alban, Juvanon, Gay, Duclos, Laymant se répandirent en propos injurieux contre les citoyens dénommés, les traitèrent de fédéralistes, contre-révolutionnaires, et qu'il était instant de donner un exemple dans ce département afin d'en imposer "2. Dès le début de la soirée, Convers3 "déclara que ce n'était pas le moment de procéder à une pareille exécution "4. Après des discussions, où "le représentant reconnut aisément que les gens qui l'entouraient mettaient beaucoup de passion et de vengeance, d'après les propos que tinrent alors Désisles et Alban, qui eurent la hardiesse et l'effronterie de dire au représentant, que sa vie non plus que celle de tous les patriotes ne serait pas en sûreté si l'on ne prenait pas un parti rigoureux contre les scélérats de détenus, qui malgré leur surveillance conspirait toujours. "5, les sans-culottes conviennent d'envoyer les détenus non pas à la mort mais en jugement. Albitte, qui réalise que le fait de comparaître devant la Commission Temporaire peut les conduire à la guillotine, change d'opinion et en juriste, prend le parti de Convers, qui est de suspendre purement et simplement cet envoi. Blanc-Désisles, Juvanon et Alban annoncent à Albitte que si l'envoi est suspendu il faudrait aussi les suspendre de leurs fonctions. Albitte qui n'envisage pas d'avoir à se passer de bons patriotes comme eux, reprend la liste et demande qui sont les plus coupables d'entre les détenus : "tous à leurs yeux l'étaient également et il fallait pour les satisfaire en envoyer au moins quarante. Ce nombre effraya Convers, qui eut une querelle . . . vive "6 avec ses collègues. Dès lors s'ouvre un débat animé pour savoir qui, des 80 détenus, partiraient pour Lyon. Convers refuse de voir figurer sur la liste les citoyens Bona Perex, car il n'est pas de Bourg et Perret, qui est receveur des domaines et a la charge d'une famille nombreuse. Le nom de Bona Perex est rayé. Alban dit alors à Albitte : "à quoi penses-tu représentant, tu ne sais donc pas que Bona Perex est noble et riche"7. Le nom de Bona Perex reparaît sur la liste. Chaigneau essaye de convaincre le représentant de refaire figurer Perret et c'est à nouveau Alban qui arrive à le persuader, en lui faisant comprendre que si le citoyen Balleydier est du nombre des détenus à partir pour Lyon, Perret, qui l'avait accompagné au Jura, devrait lui aussi y figurer. Sur cette liste apparaissent tous les noms des grands nobles du département et des principaux fédéralistes : la révolution sociale doit faire table rase des hommes du passé et des modérés. Parmi les citoyens dont le choix est arrêté, figure le nom de Loubas de Bohan. Ce dernier est accusé par Dorfeuille d'avoir donné sa démission de la cavalerie où il était officier quand la guerre éclata, mais aussi d'avoir deux de ses fils émigrés, bref de favoriser la contre-révolution. A la vue de ce nom Convers fait remarquer à Albitte qu'il est logé chez le dit Loubas : "le représentant en parut étonné et raya Loubas de la liste"8, en effet Albitte ne connaissait son logeur que par son titre de Bohan. Figurent aussi sur la liste les noms de Meillonnas et de Bévy en raison de leur état de noble et pour leur fortune et de Populus, l'ex-constituant, en raison du danger qu'il peut encore représenter dans les Assemblées. Une fois une liste de dix huit personnes dressée, il est convenu d'établir une seconde liste de 43 noms plus tard. Albitte écrit à ses collègues de Lyon afin de veiller à ce que les détenus soient bien jugés, puis donne l'ordre à Alban de faire délivrer des passeports pour Lyon aux familles afin de pouvoir visiter les détenus. La municipalité ne s'exécute pas, argumentant qu'il fait nuit. En fait, Alban sait très bien que les condamnés ne resteront pas longtemps en vie9, le départ de Merle pour Paris, via Lyon, en est la garantie. Merle dépose auprès de la Commission Temporaire à Lyon un cahier où figurent les actes d'accusation de vingt neuf citoyens, dont les six citoyens partis le 30 nivôse an II et les sept fédéralistes en fuite, ainsi que ceux des dix huit détenus.

La rapidité avec laquelle la décision d'envoyer des détenus à Lyon est prise semble assez surprenante alors qu'aucune démarche, depuis le 23 frimaire, n'a été faite auprès de Gouly et d'Albitte pour faire juger des prisonniers. Cette volonté des sans-culottes de voir disparaître rapidement des hommes gênants en tous points est-elle la conséquence des mouvements politiques de Paris entre Dantonistes, Robespierristes et Hébertistes ? Ce qui peut être sûr c'est que la décision du Comité de Sûreté Générale du 22, de faire traduire à Lyon les fédéralistes en fuite, accélère la décision de faire traduire ceux détenus à Bourg.

Le convoi des dix-huit détenus arrive à Lyon le 25 pluviôse. Ils sont conduits à l'Hôtel de ville, dans la salle dite du commerce où ils retrouvent leurs six autres concitoyens amenés le 30 nivôse. Leur interrogatoire a lieu le 26 pluviôse à 11 heures du matin : ils passent chacun leur tour devant les membres de la Commission Temporaire, "on leur demande leur nom, et à chaque réponse, le président prend le tableau envoyé par Albitte et leur fait lecture de la dénonciation. A peine répondent-ils deux ou trois mots, qu'on leur dit : c'est bon, on ne regarde aucune autre pièce; l'arrêt de mort est prononcé sans qu'ils s'en doutent"10 ; dans la journée,15 des 18 détenus sont condamnés à mort et exécutés11. Au même moment, à Montluel, la société des sans-culottes réclame des exécutions au cours de sa séance. A Bourg, c'est dans un ambiance morne que l'on apprend la mort des 15 détenus. Seule une partie des sans-culottes se glorifie de cette affaire12. La nouvelle de cette exécution affole les détenus quant à leur sort toujours indécis jusque là13. A l'annonce des exécutions, Convers va se plaindre à ses collègues du supplice de ces hommes que l'on a envoyés à la mort "sans les entendre et par conséquent sans les juger. Ils lui répondirent tous qu'ils ignoraient comment la chose s'était passée, mais que puisqu'ils étaient exécutés il ne fallait plus en parler. Convers voulut leur faire des reproches sur l'acharnement qu'ils avaient mis à cet envoi, Désisles comme un furieux le traita de modéré, l'accusa de vouloir les décrier et leur faire perdre la confiance du peuple, mais que cela ne durerait pas"14. L'exécution des quinze citoyens du département de l'Ain provoque des dissensions entre les patriotes de la municipalité et du district, projetant ainsi les survivants dans la haine des hommes en place, créant un terrain favorable, et une fraternité, à la réaction messidorienne implacable : "victime comme vous, vexé comme vous en n'ayant échappé à la mort que par un des ces hasards qui me permet de n'en savoir gré à personne, je déteste les scélérats qui sous le nom de patriotes et de sans-culottes nous ont volés, emprisonnés et égorgés pendant dix huit mois"15.

 

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 

1Déclaration de Convers, A.D. Ain ancien L219.

2Déclaration de Convers, A.D. Ain ancien L219.

3Convers, en l'an III, dans sa déclaration charge ses anciens camarades du choix entier des suppliciés. Sans doute veut-il se faire disculper des actions qu'il a faite durant la présence d'Albitte. Convers dit s'être opposé à ces jugements et n'avoir été prévenu de cette réunion que par Darasse et Soubeyran secrétaires d'Albitte. Cela peut sembler véridique (si l'on n'oublie pas qu'il a dénoncé à la société des sans-culottes Blanc-Désisles en frimaire an II et que ce dernier peut lui en vouloir et désormais le tenir écarté des affaires de la commune). Sans doute est-ce pour cela qu'il est nommé commissaire civil par Albitte le 24 pluviôse an II, en compagnie de Vauquoy. Le soir où liste de proscription est établie, Convers revient juste d'une mission dans les campagnes; les sans-culottes pensaient-ils le tenir éloigné suffisamment longtemps ?

4Déclarations de Convers, A.D. Ain ancien L219.

5Déclaration de Convers, A.D. Ain ancien L219.

6Déclaration de Convers, A.D. Ain ancien L219.

7Témoignage de Pierre Antoine Buget, cahier de dénonciation n°1. A.D. Ain ancien L219.

8Témoignage de Buget, A.D. Ain ancien L219.

9La citoyenne Gabet, domestique de Dunoyer, un des détenus parti pour Lyon le 24 pluviôse an II, se rend "dès le grand matin chez Alban maire, pour lui demander un passeport afin de pouvoir aller à Lyon, servir le dit Dunoyer qui était malade. Alban lui dit : tu n'auras point de passeport, ton maître ne restera pas longtemps incarcéré, son affaire sera décidée en arrivant à Lyon, c'est moi qui m'en charge, tu ne le trouveras peut être pas à ton arrivée et cela te donnerait de la douleur et du désagrément, parce que je sais que tu ne le trouveras pas à Lyon. Qu'il ajouta à la déclarante que les femmes des autres envoyés à Lyon auraient le même désagrément si elles partaient, que c'était la raison pour laquelle il leur refusait aussi des passeports. "Cahier de dénonciation n°1. A.D. Ain ancien L219.

10DUBOIS (Eugène) : Histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4 page 313.

11 Bien que pas objectif du fait de sa captivité comme fédéraliste. Voir Une agonie de soixante quinze jours août 1793-Avril 1794 de Louis DEBOST, Perrin, Paris, 1932.

12 "un sans-culotte de Belley vint nous voir, il fut touché de nos maux, il intéressa tout le club en notre faveur, le club de Belley décida de nous arrêter et de ne pas souffrir qu'un ordre arbitraire nous envoya dans un département étranger. Charcot que je n'ai jamais connu que dans cette circonstance fut l'homme qui nous montra de l'humanité et le seul homme qui nous servit ". Lettre de Loubat de Bohan à Genin des Prost, 27 messidor an II. A.D. Ain 79J 2.

13 "l'ordre surpris pour cette nouvelle translation arriva et nous mis en désespoir. Nous étions sans consolation, sans ressources, sans moyens d'échapper à une mort certaine ". A.D. Ain 79J 2.

14Déclaration de Convers, A.D. Ain ancien L219.

 

15 Lettre de Loubat de Bohan à Genin des Prost, 27 messidor an II, A.D. Ain 79J 2.

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