pluviôse an II : les revanches sociales

2.41 Bourg en état de siège

 

Les arrêtés d'Albitte et la mise en place du gouvernement révolutionnaire stimulent les envies de revanches sociales des sans-culottes qui s'expriment de manière brutale face aux possédants et puissants d'hier : "Le général Lajolais vint s'emparer de l'habitation du dit citoyen Marron Belvey au moment de l'arrestation de ce dernier; il a usé les meubles, effets, linges, denrées, farines, bois, charbons et autres approvisionnements de la maison comme s'il en eut été le maître. Alban ci-devant maire, empêcha l'apposition de scellés dans un cabinet contenant quatre cent dix neuf serviettes, cinquante paires de draps, vingt quatre nappes de maître, etc. . , etc...Il n'en fit faire aucun inventaire, il facilita par ce moyen, et fut complice des dilapidations de tous genres qui ont eu lieu dans cette maison. Lajolais tenait aussi table ouverte tous les jours aux soit ci-devants (sic) sans-culottes : Alban, Désisles, Laymant, Duclos, Juvanon, Frillet, Chaigneau et autres; il tenait une table somptueuse et abondante dans le temps où la rareté des subsistances se faisait sentir dans cette commune. Lajolais faisait prendre et enlever dans la maison Marron Belvey à titre d'emprunt, mais sans probité et sans délicatesse comme sans moralité il n'a rien fait rendre, il n'a pas même payé sa location. Il faisait faire de la pâtisserie tous les jours abondamment, il lui fallait la fleur de la farine, il ne s'en faisait pas faute. Cependant il ne s'est pas manqué de linge qui était à sa disposition ; j'en avais une note exacte, et j'ai retrouvé le linge conformément à ma dite note. Lajolais était habituellement avec Vauquoy son bon ami et son camarade, ainsi qu'avec Dorfeuille. Dorfeuille s'est approprié un beau cabriolet à deux roues qui était dans la maison dudit Marron Belvey, qu'il n'a jamais voulu rendre; j'ai oui dire qu'il l'a vendu à Lyon à son profit. Il n'y avait point d'inventaire de fait dans le moment qu'il le prit d'autorité "1. Les commissaires civils se conduisent dans l'Ain comme des soldats qui vivent en pays conquis. L'exemple donné fait recette auprès des militaires casernés à Bourg : "plusieurs hussards étaient venus boire chez lui de la bière venant de Challes2, dirent, tout est donc au pillage dans ce pays cy, ils dirent qu'ils avaient vu l'aide de camp de Lajolais, prendre une couverture de Catalogne des plus fine, la donner à son domestique en disant emporte cela, c'est bon pour mettre sur mon cheval, dont les hussards étaient dignes "3.

Le 5 pluviôse an II, le district de Bourg est réorganisé par Albitte. Malgré cela, l’administration du district de Bourg ne se réunit que rarement au complet et quand bien même elle le peut, ses Assemblées demeurent sous l'influence du parti sans-culotte qui impose facilement ses intentions : "il ne se tenait pas de directoire, que le dit Rollet, Gallien et Juvanon apportent les décisions motivées et arrêtés et les présentent à signer, se répandant en propos durs et violents lorsque les autres administrateurs refusaient de signer. Que dans l'espace de quatre ou cinq mois que le déclarant a été administrateur, il s'est tenu a peine quatre ou cinq directoires"4. De même, le directoire du département qui se réunit rarement au complet est aussi sous l'influence de Martine et de Juvanon, chez qui les opinions divergentes de ses collègues, déclenchent des colères incroyables5. En fin de journée, le représentant accompagné des autorités constituées, assiste à la fête commémorant l'exécution de Louis XVI. Des effigies des rois d'Angleterre, d'Espagne, de Prusse, de Sardaigne, l'Empereur du St Empire, le Pape et Pitt sont guillotinés et une autre représentant la ville de Toulon est brûlée.

 

Le 7 pluviôse an II, Albitte réorganise le tribunal criminel où Merle reste accusateur public. Dans cet arrêté, le représentant étend le champ de compétences du tribunal : "Son premier devoir est de venger la République des traîtres et des conspirateurs qui troublent son bonheur"6. Dès lors les sans-culottes, détenant les listes de suspects, sont à même de pouvoir entreprendre une vengeance effective vis-à-vis des fédéralistes. Toutes les autorités réorganisées et épurées prêtent le même serment : "de mourir à leur poste, de veiller sans relâche à l'intérêt public et de ne voir que la patrie avant tout"7. En fin de journée, Blanc-Désisles et sa femme écrivent à Merlino pour lui apprendre sa libération. Durant cette journée et celle du lendemain, Albitte prend deux arrêtés lourds de conséquences aussi bien pour le département que sur sa conduite. Albitte prend un arrêté pour la descente des cloches et la démolition des clochers et, le 8 pluviôse, il prend un arrêté pour la démolition des châteaux forts et places fortes ainsi qu'un second mettant en place un serment d'abdication pour les prêtres. Malgré la publication de l’arrêté d’Albitte du 8 pluviôse an II sur le serment des prêtres, le 12 pluviôse, la municipalité de Bourg fait enfermer tous les prêtres abdicataires, restés néanmoins suspects, au cloître de Brou. Pour parfaire leur moyen de détention, la municipalité prend un arrêté qui ordonne l'ouverture et la lecture de toutes les lettres et autres communications faites aux prêtres détenus à Brou.

Le 10 pluviôse, a lieu la seconde fête décadaire de Bourg. Bien que toutes les cloches de la ville ne soient pas encore descendues, c'est à coups de canon que le signal des festivités est donné. Le cortège formé des vétérans, d'enfants, des autorités et des soldats, se rassemble place Marat. Puis, mêlé à la foule, il se porte à l'église Notre-Dame, devenu temple de la Raison où "une montagne est élevée. . .l'Egalité siège à côté de la Liberté; la première tient un drapeau tricolore; l'autre la pique surmontée du bonnet. Une citoyenne représentant les Mœurs, se tient à ses côtés; de l'autre, on voit une raison, et un peu plus bas, la Vérité. Quatre femmes allaitent leurs nourrissons, et cinquante enfants, espoirs de la Patrie, les entourent et se rangent auprès du sein qui les a nourris. A deux pas, et toujours sur la montagne, est un groupe de jeune filles, destinées à chanter des hymnes patriotiques"8. La foule envahit l'édifice, la musique retentit. Thévenin monte à la tribune et prône la haine du fanatisme puis, Blanc-Désisles lit le rapport de Barrère sur la guerre. Albitte arrive en grande tenue entouré de Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Vauquoy. Dorfeuille, lui aussi en grande tenue, monte à son tour à la tribune et "y prononce un discours aussi énergique que persuasif, sur la raison et la vérité"9. Un mouvement de foule est calmé par le représentant qui rappelle "que dans les églises on gardait autrefois le plus profond silence, et invite les citoyens à le conserver"10, puis il fait à son tour un discours sur les malheurs qu'engendraient le Clergé et la Noblesse. Loin de fustiger ces deux anciennes castes, il les invite à prouver au peuple leur bonne foi afin de rentrer dans la société. Millet puis Dorfeuille montent à la tribune, lisent les lois et font des discours. Solennellement, trois prêtres s'avancent et abdiquent leur fonction en recevant l'encouragement du représentant. Cinq citoyens libérés par ordre d'Albitte les suivent soutenus par des discours de Dorfeuille, Millet et Alban. A l'issue de la cérémonie les citoyens chantent la marseillaise et se rendent sur la place Marat au son de la musique. La ville ne disposant pas de fanfare11 pour jouer lors des bals décadaires, Alban réquisitionne, sous la menace de la prison, le citoyen Grilliet, marchand coutelier,12 pour jouer du violon. Autour de la pyramide Marat, se forme une farandole et un feu de joie est allumé pendant que l'on dresse une table où tous les citoyens et les indigents se retrouvent, "la fête se termine par un bal général, où réside le patriotisme, le plaisir et la décence13. Alors que la sans-culotterie goûte à sa victoire, Merlino, dans une lettre à Blanc-Désisles, désapprouve la politique de Gouly dans l'Ain, tout en étant, comme à son habitude, plus réservé : "je suis fort éloigné d'approuver toutes les mesures prises par Gouly, mais aussi je ne crois pas qu'il y ait eu mauvaise intention de sa part, j'attribue également ses fautes à un excès de zèle"14. Merlino fait part de son soutien entier à Délilia de Nantua, destitué injustement et demande à Blanc-Désisles, l'homme fort du moment, d'intervenir en son nom auprès d'Albitte "pour qu'il lui rende justice "15.

Le 13 pluviôse, Albitte active pour la première fois la lutte contre les fédéralistes et les modérés en prenant un arrêté réincarcérant toutes les personnes qui l'avaient été par ces prédécesseurs. Avec cette décision, Albitte reste très proche d'une décision de la Commission Temporaire du 21 frimaire an II, qui demande que "tous les avoués, hommes de loi, huissiers, notaires, clercs, ci-devants nobles et prêtres "doivent être mis sur le champ en état d'arrestation et leurs biens séquestrés16. Alors que Gouly avait réussit à freiner les poussées ultrarévolutionnaires des sans-culottes, ces derniers, dès la première décade de pluviôse an II, ont réussit à mettre en place leur politique répressive et révolutionnaire, grâce au soutien des commissaires civils et l'utilisation d'Albitte. D'abord cantonnée à Bourg, cette politique s'étend rapidement à tout le département sans rencontrer de résistance mais au contraire en s'appuyant sur la politisation des masses grâce aux sociétés populaires et aux comités de surveillance.

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

1Extrait des minutes des dénonciations du comité révolutionnaire et de surveillance du district de Bourg. Dénonciation contre Dorfeuille, Lajolais et autres de Claude Chappon, cuisinier du citoyen Marron. Du 8 nivôse an III. A.D. Ain ancien L219.

2 Château de La Baume-Montrevel.

3 Témoignage de André Fillod, cabaretier, du 8 nivôse an II. A.D. Ain ancien L 219.

4Témoignage du citoyen Cherel, A.D. Ain ancien L219.

5 "le dit Juvanon prononça ses dernières paroles avec une si grande fureur qu'il inspira une horreur générale aux assistants. Que le dit Juvanon agissait en despote avec ses collègues et que toutes les fois que quelques uns d'entre eux n'étaient pas de son avis, il les traitait de modérés et d'aristocrates ". Témoignage du citoyen Cherel du 7 fructidor an II. Cahier de témoignage A, A.D. Ain ancien L219.

6Arrêté d'Albitte du 7 pluviôse an II, cité par DUBOIS (Eugène) : L'histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4 page 158.

7Arrêté d'Albitte du 7 pluviôse an II, cité par DUBOIS (Eugène) : L'histoire de la Révolution dans l'Ain. Tome 4 page 158.

8Célébration de la seconde décade de pluviôse , à Bourg-régénéré. Collection de l'auteur.

9Célébration de la seconde décade de pluviôse , à Bourg-régénéré. Collection de l'auteur.

10Célébration de la seconde décade de pluviôse , à Bourg-régénéré. Collection de l'auteur.

11 La Garde Nationale de la ville dispose néanmoins d'une musique.

12Témoignage du citoyen Grilliet, cahier de témoignage A. A.D. Ain 15L 131.

13Célébration de la seconde décade de pluviôse à Bourg-régénéré. Collection de l'auteur.

14 Lettre de Merlino à Blanc-Désisles, 10 pluviôse an II. A.D. Ain 13L 60.

15 Lettre de Merlino à Blanc-Désisles, 10 pluviôse an II. A.D. Ain 13L 60.

 

16E.HERRIOT : Lyon n'est plus. Tome 3, page 108.

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