nivôse an II : les condamnés de l'Ain

2.39 Vae Victis 

 

Dans la journée du 28 nivôse an II, sur ordre de la Commission Révolutionnaire de Lyon, Albitte fait traduire devant la Commission Temporaire à Lyon six détenus de l'Ain qui s'étaient rendus à Lyon après le 29 mai pour féliciter la nouvelle municipalité girondine. Le 30 nivôse, entre 3 et 4 heures du matin, les citoyens Chambre, ex-procureur et fédéraliste, et Bonnet, homme de loi, quittent Bourg pour Lyon. A Ambronay, les citoyens Chaland, ancien magistrat, Cochet, homme de loi et Debost, avoué, sont conduis par cinq gendarmes à Lyon. A Belley, c'est le citoyen Duhamel qui est traduit à Lyon. L'annonce de leur transfert surprend plusieurs patriotes dont Convers, qui se rend auprès d'Alban, maire de Bourg, et lui "demanda lors de leur départ quels étaient les motifs, Alban lui répondit hautement qu'on les ignorait et que c'était la Commission Temporaire qui les avaient fait traduire "1. Les patriotes de l'Ain n'ignorent pas que cette translation de détenus à Lyon sanctionne les fédéralistes: "Le citoyen Chambre, ex-administrateur du département demanda au citoyen Convers les motifs de sa détention. Convers répondit avec hauteur, c'est parce que tu as conspiré contre la patrie "2. En effet, les cinq premiers sont les auteurs de la proclamation de la société populaire de Bourg, qui félicitait les sections de Lyon d'avoir vaincu les anarchistes3, quant à Duhamel, il est jugé pour sa participation aux événements fédéralistes de l'Ain en tant que procureur général syndic du département. Les six hommes arrivent à Lyon dans la journée.

 

De leur côté, les trois sans-culottes détenus, soutenus par leurs amis et alliés, s'activent afin de retrouver leur liberté. Le 1er pluviôse, Reydellet demande à Albitte la libération de Blanc-Désisles, Convers mais surtout celle de Rollet-Marat : "tu es envoyé dans un département pour y faire exécuter le gouvernement révolutionnaire et exercer des mesures de Salut Public. Les habitants de ce District attendent de ta justice la punition des traîtres"4. Pendant ce temps, le conseil général de la commune de Bourg demande au comité de surveillance d'attester du civisme des trois hommes. Le citoyen Maignot, officier au 1er Régiment de Hussards, alors en caserne à Brou, se porte garant du civisme et de la bonne foi de Rollet-Marat. De son côté le comité de surveillance de Bourg déclare que "depuis longtemps l'innocence gémit, depuis longtemps le patriotisme le plus pur est incarcéré"5 et lave les trois hommes des accusations de Gouly6. Reydellet va même jusqu'à déclarer que l'incarcération des trois hommes aide les ennemis de la Révolution 7.

Le 3 pluviôse, Albitte demande à Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frillet de se rendre dans la maison de détention des Claristes afin de se renseigner sur les détenus. Ces visites, qui sont du même type que celles ordonnées à Lyon par la Commission Temporaire8, durent jusqu’au 8 pluviôse an II. Dorfeuille agit comme il l'a fait à Lyon et déclare avoir jugé les détenus sur leurs mines9. Il établit scrupuleusement des cahiers qui portent la mention "Jugements des détenus"10. Ces cahiers, qui renferment des listes de prisonniers, comportent un interrogatoire succinct ainsi que l'avis des commissaires civils, rappelant les jugements des tribunaux d'exception Lyonnais. Ces visites plantent rapidement auprès des modérés incarcérés, de leurs familles et alliés, le nouveau décor de la politique locale. Elles sont vécues par certains détenus comme une succession de vexations : "Dorfeuille, Vauquoy et Frillet se font ouvrir la porte de la maison d'arrêt pour interroger les détenus, mais quelles sont les formalités de ces interrogatoires ? Des vexations et des injures qu'eux seuls pouvaient inventer "11. Tout comme à Lyon, leur argent est enlevé et reversé dans les caisses de la Nation. Dorfeuille utilise les visites dans les prisons comme une arme de propagande politique dans son père Duchesne le cadet12, où il les présente comme une mission judiciaire "dans les prisons pour découvrir s'il n'y a pas quelque brave frère, quelques sans-culottes enfermés mal à-propos. . .me voila juge". Le 6 pluviôse, Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frillet demandent au comité de surveillance de Bourg des renseignements sur la cause de l'arrestation de certains détenus afin "d'instruire par ces notes le représentant du peuple Albitte, de tout ce qui est venu à la connaissance du comité sur le caractère, la probité, le civisme des dits détenus "13. Sur 94 détenus interrogés14, 19 seulement voient leur cas soumis à l'avis du comité de surveillance. Parmi eux se trouvent des prêtres qui veulent abjurer. Leur revirement religieux les rend suspect aux yeux de Dorfeuille qui demande au comité de surveillance de Bourg s'il "faut-il ajouter foi à cet acte et le regarder comme sincère ? leur conduite passée doit être le garant de leur conduite future"15. Si l'idée d'Albitte est de faire le tri entre coupables et les innocents, le but des sans-culottes reste le jugement et la punition des fédéralistes. Pour cela, ils espèrent la translation des coupables devant un tribunal compétent. Avec les listes dressées par Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frillet, le travail se trouve déjà à moitié fait : ces listes, contenant les raisons des emprisonnements, peuvent être utilisé par l’accusation. Dorfeuille se renseigne aussi auprès du comité de surveillance de Bourg sur les sans-culottes de Belley, Masse, Carrier, Bonnet et Torombert,16 mis en détention par ordre de Gouly. Le comité, déjà chargé des renseignements sur les détenus bressans, charge le jour même, Convers et Alban de prendre les dits renseignements sur leurs collègues belleysans17. Dès ses premières inspections terminées, Dorfeuille présente à Albitte ses appréciations sur les détenus. Ce dernier fait libérer Blanc-Désisles, Rollet-Marat et Convers le 3 pluviôse qui sont immédiatement "réintégrés dans leurs fonctions auxquelles ils ont été mal à propos arrachés. Le représentant du peuple déclare que ces trois citoyens n'ont pas perdu sa confiance "18. Ainsi, sous le pouvoir de persuasion des sans-culottes, Albitte prend le contre-pied de la politique de Gouly19. Le 8 pluviôse, en fin de journée, Albitte reçoit de Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frillet les résultats de leur mission dans les prisons. Alors qu'il dresse une liste de personnes à relâcher, certains sans-culottes présents dans ses appartements s'opposent à la libération de personnes qu'ils considèrent comme dangereuses pour l'ordre public 20 : "Dorfeuille secrétaire du représentant fut chargé d'interroger les détenus. Il en trouva une foule d'innocents qui n'avaient commis aucun crime que celui d'avoir déplu à tel ou tel individu. Le représentant en décida la sortie après un examen scrupuleux et particulier sur la conduite de chacun d'eux, mais par une fatalité inconcevable ceux de Bourg furent oubliés. Convers en fit l'observation soit au représentant, soit à Dorfeuille, et il fut arrêté qu'on s'en occuperait, ce qui s'exécuta et après une longue conférence, trente-quatre devaient être mis en liberté. Sur le champ on s'occupa de l'arrêté, mais je ne sais pourquoi le lendemain le représentant annonça qu'il avait changé d'avis et Dorfeuille, Désisles, Juvanon, Alban, Gay, Laymand et Duclos dirent en présence du représentant qu'il était impossible de mettre en liberté de tels individus qui étaient tous entachés de fédéralisme et d'aristocratie et alors le représentant déclara qu'il attendait des nouvelles du Comité de Salut Public pour prendre un parti à leur égard"21, témoigne Convers qui assiste à la scène. De tous les districts qui ont envoyé leur liste de suspects22, c'est dans celui de Bourg qu'on libère le moins de personnes. Bourg regroupe dans ses maisons de détention beaucoup de détenus originaires d'autres villes de l'Ain. Les prisons des Claristes à Bourg et celle d'Ambronay sont les prisons politiques de l'Ain.

Forts de cette victoire politique, certains sans-culottes viennent dans les prisons se venger et y exercer des actes arbitraires, avec l'assentiment moral de Dorfeuille. Ces visites renforcent le climat de doute et de mal être que la détention arbitraire fait naître chez les modérés. La violence et parfois l’arbitraire de certaines de ces fouilles marquent les esprits de façon irréversible : "sur la fin de nivôse où au commencement de pluviôse de l'ère second, les dits Dorfeuille et Lajolais sur environ les quatre heures de relevée, entrèrent dans la maison de détention de Bourg en armes, accompagnés d'Alban et Rollet. Que là, Dorfeuille demanda à l'un des détenus comment ils vivaient dans la maison; celui-ci répondit qu'il recevait tout les jours trente sols par les mains du citoyen Goyffon. Sur cette réponse le dit Dorfeuille et le dit Lajolais témoignèrent par des imprécations et jurements, beaucoup d'humeur contre le déclarant. Ils ordonnèrent au concierge de le traduire par devant eux. Le déclarant instruit de cet ordre se rendit dans la grande salle dite des notables, où il trouva les dits Dorfeuille, Lajolais, Rollet et Alban, qui tous ensemble lui reprochèrent avec amertume et injures la distribution qu'il faisait de trente sols par jour à ceux des détenus qui ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins. . . Lajolais ordonna sans autre instruction ni forme de procédure que le déclarant serait mis au cachot pour y demeurer sur la paille, privé de feu et de lumière jusqu'à ce qu'autrement il en fut ordonné, cet ordre fut exécuté "23. Le 3 pluviôse à la nuit tombée, Alban accompagné de Lajolais, se rend aux Claristes et "enlève aux détenus, assignats, argent, argenterie, enfin toutes les pièces et mémoires justificatifs qu'il leur trouve, et satisfait de son butin, il déclare en se retirant qu'il a bien employé la nuit"24. Alors que cette perquisition brutale25 déstabilise les détenus sur le sort qui leur est réservé, Blanc-Désisles, Rollet-Marat et Convers se rendent à la séance de la société populaire. Devant un parterre de patriotes ravis de leur libération, ils réclament une nouvelle dénonciation contre Gouly. Soutenus par leurs collègues de la municipalité, du comité de surveillance, du district et du département, les trois hommes obtiennent gain de cause et deux dénonciations sont rédigées, une pour la Convention et l'autre pour le club des Jacobins de Paris.

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 

1Déclaration de Convers, A.D. Ain 15L 131.

2Témoignage du citoyen Joly, cahier de dénonciation n°1. A.D. Ain 15L 131.

3 Jacobins de Lyon réuni autour de Chalier, victimes du 29 Mai 1793 et condamnés à mort par les modérés Lyonnais.

4Lettre de Reydelley à Albitte, A.D. Ain 1L 253.

5Lettre du 1er pluviôse an II, des membres du comité de surveillance de Bourg à Albitte. Registre du comité de surveillance de Bourg. A.D. Ain 14L 16.

6 "ont-ils signés un arrêté ? S'ils l'ont fait ce n'est que par soumission à une autorité supérieur qui peut les avoir induit en erreur ". Ibid.

7 "leur incarcération fatigue les patriotes et relève trop la joie et l'espérance des malveillants ". Lettre de Reydellet à Albitte. A.D. Ain ancien 2L56.

8 A Lyon, cette dernière fait établir un recensement des détenus tout en prenant soin de faire cesser toutes les communications qu'ils pouvaient avoir avec l'extérieur. De plus, elle leur enlève des sommes d'argent pour les donner aux plus nécessiteux.

9Dans le numéro 1 du père Duchesne la cadet, le représentant dit au père Duchesne "Père Duchesne, fais ce que je te dis, va aux prisons, examine bien, descend dans ton cœur, et tu liras bien vite l'innocence ou le crime sur le front du détenu ".

10A.D. Ain 1L 255.

11Tableau analytique. . ., A.D. Ain 15L 131.

12Numéro 1 du père Duchesne le cadet: dans les maisons de détentions de Bourg. Sa grande joie d'avoir été fait juge par le représentant du peuple, et d'en avoir bien rempli les fonctions.

13Lettre du 6 pluviôse an II, de Dorfeuille aux membres du comité de surveillance de Bourg. A.D. Ain 1L 255.

14Sur les 94 détenus interrogés par Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frilet, on peut dénombrer 11 fédéralistes; 3 agents de nobles ou personnes en relations avec des émigrés; 2 marchands, 14 agriculteurs, 22 prêtres ou curés, 6 artisans, 8 anciens administrateurs, 13 nobles, 1 instituteur, 6 soldats de la garde national, 1 commissaire national, 1 géomètre, 1 libraire, 1 chirurgien, 1 imprimeur, 1 gendarme mit en détention sur ordre d'Albitte, et Blanc-Désisles.

15Lettre du 8 pluviôse an II de Dorfeuille, Millet et Bonnerot au comité de surveillance de Bourg. A.D. Ain 1L 255.

16Lettre du 6 pluviôse an II, de Dorfeuille, Millet, Bonnerot et Frilet au comité de surveillance de Bourg. A.D. Ain 1L 255

17A.D. Ain ancien 2L57.

18Arrêté d'Albitte du 3 pluviôse an II. A.D. Ain 1L 244.

19 "Aujourd'hui nous respirons un peu, Gouly rappelé ; le brave Albitte s'occupe de réparer ses fautes, ou plutôt ses crimes. Il vient d'ordonner l'élargissement des patriotes incarcérés ; mais ce n'est pas assez "Dénonciation de Gouly par les sans-culottes de Bourg adressée au club des Jacobins. Cité par DUBOIS (Eugène) : La Société populaire. . ., page 50.

20 "Que Frilet ait convenu au déclarant que l'unique cause et le véritable secret pour lesquels on retenait les détenus dans la captivité, était le danger de ressentiment et de la vengeance que ces détenus une fois en liberté pouvaient exercer, et que lui Frilet ne pouvait s'empêcher de croire que ces citoyens se chargeraient à détruire ceux qui les avaient incarcérer. ". Témoignage n°30. Cahier de témoignage B. A.D. Ain ancien L219.

21Déclaration de Convers. A.D. Ain ancien L219.

22Le 10 pluviôse an II, le comité de surveillance de Montferme, envoie la liste sur les causes des arrestations.

23Témoignage de Louis Hyacinthe Goyffon, imprimeur. Extrait des minutes des dénonciations du Comité Révolutionnaire et de Surveillance du district de Bourg du 9 nivôse an III. A.D. Ain ancien L219.

24Tableau analytique. . ., collection de l'auteur.

 

25Durant une visite, les sans-culottes avec Lajolais font enlever tous les paravents qui séparent les détenus dans la salle des notables de la maison des Claristes, pour les faire jeter dans la cour. Lajolais en sabre un, qui appartient au citoyen Bergier car il comportait des insignes maçonniques dessus.

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