nivôse an II : Albitte dans le jeu politique local

2.38 Le pion Albitte dans l’échiquier politique de l’Ain

 

            Dès son arrivée, le 28 nivôse an II, Albitte est l’enjeu d'une lutte d’influence sournoise entre les sans-culottes et les modérés. Celui des partis qui l'attirera dans son camp possèdera un avantage non négligeable sur l’autre. Certains modérés tentent de s’approprier les faveurs du représentant, dès le 29 nivôse, par l'intermédiaire de l'avocat Curnillon qui lui dresse un tableau moral et politique de Blanc-Désisles, Rollet-Marat, Chaigneau, Alban et Corrinque, dans lequel il mêle vérité et calomnie. Malgré cette tentative, les modérés constatent très vite que le représentant est gagné à la cause des sans-culottes, le terrain ayant été brillamment préparé à Lyon par Merle et Alban. Albitte, qui "était bon et confiant"[1], s'entoure de personnes qu'il juge sûres et compétentes. Les sans-culottes, maîtres des administrations, deviennent les interlocuteurs privilégiés du représentant et ce dernier un outil dans leur politique. Dès sa libération, le 3 pluviôse, Blanc-Désisles cherche à attirer les sympathies du dieppois. Ancien acteur et fameux orateur, "il s'empressa de s'en emparer comme d'un homme à lui et chercha sous prétexte de patriotisme à le faire venir à ses vengeances. . .: pour cela il l'entretint très souvent de ses vertus républicaines et finissait toujours par lui demander l'arrestation de quelques personnes qu'il ne manquait pas de désigner comme aristocrates ou fédéralistes"[2].

Pour Albitte, comme pour Couthon dans le Puy de Dôme précédemment, il s’agirait de nouer « une solidarité immédiate, une complicité directe avec ses mandants » [3] dans le but d’essayer de convertir le chef-lieu du département, donc par ruissellement les chefs-lieux de districts, aux buts de sa mission. Pour cela, comme Couthon l’a fait, il faut « rassembler les masses autour de lui,...faire œuvre d'unification en rattachant le département...à la Nation, dans une double optique, celle de conduire la victoire et celle de l'implantation définitive de la Révolution montagnarde dans ce même département »[4]. Sauf que l’Ain n’est pas le Puy-de-Dôme, où Couthon à des assises alors qu’Albitte n’est qu’un représentant de l’Etat dans un département fortement secoué par les dissentions politiques.

Albitte succombe très rapidement aux flatteries des sans-culottes et endosse avec une grande facilité le rôle qu'ils souhaitent lui faire jouer[5]. Pour eux, éloigner le représentant des réclamations des citoyens est le moyen sur pour détenir un contrôle total de la politique. Pour cela, Dorfeuille est placé au bureau des pétitions où il reçoit le courrier du représentant : "Sans cesse environné de quelques uns de ces brigands, il était inaccessible au peuple. Sa porte était fermée à tous les malheureux, il a été pour nous ce que la divinité est pour tous les hommes"[6]. Si le représentant reçoit quelqu'un, ce dernier est vite renvoyé : l'exemple de la citoyenne Temporal venue réclamer la libération de son mari, est typique de l'isolement du représentant : "elle fut admise à l'audience d'Albitte qui demanda soit à elle, soit à Alban maire, pour quels motifs le citoyen Augeraud se trouvait incarcéré (Alban répond) c'est qu'il va trop souvent se promener sur la place. A ce propos Albitte se mit à rire et dit à la déclarante en la reconduisant à la porte, je te marierai demain"[7]. Albitte, de son côté, fort d'une expérience apprise auprès de ses collègues à Lyon et attentif aux conseils et aux critiques des commissaires civils et des sans-culottes, envisage rapidement la situation de la même manière qu'eux et se retrouve presque physiquement isolé de la population. Il est, comme tous ses collègues envoyés dans un département qu'ils ne connaissent pas, "une proie facile pour tous les groupes de pression qui savent prendre la bonne attitude"[8].

 

Le 28 nivôse, à la société des sans-culottes de Bourg, un des plus brillants orateurs de la société, l'instituteur Thévenin fils, démontre dans un discours imprégné de ferveur patriotique la détermination des patriotes bressans. C'est une véritable profession de foi grâce à laquelle il cherche à prouver le déterminisme des sans-culottes bressans. Thévenin encense Albitte en le désignant comme l'homme providentiel qui empêchera l'oppression des patriotes.

L’hôtel de Bohan, réquisitionné[9], sert de logement au représentant. Ce dernier, proche des bâtiments officiels et en plein cœur de la ville de Bourg, est un endroit éminemment stratégique et politique. Le représentant peut se rendre sur le champ là où s’exerce l’autorité locale mais aussi départementale tout en restant proche de ses “ administrés ”. Il partage le bâtiment avec Madame de Bohan : lui à un étage et elle dans l’autre. Cette dernière se montre une bonne logeuse. Albitte dort dans une chambre à laquelle est accolé un bureau où il travaille, reçoit et réunit ses collaborateurs. A l’entrée de son appartement un ou deux factionnaires de la garde nationale de Bourg font un piquet permanent. Durant son séjour à Bourg, son appartement, ainsi que ceux de Rollet-Marat, Blanc-Désisles ou Lajolais[10], sont les lieux de réunions entre commissaires civils et sans-culottes. Mais plus que tout autre l’appartement d’Albitte devient le centre des décisions, reléguant à l’arrière plan le Département et les districts qui deviennent de simples organismes administratifs, exécutant ses arrêtés.

              La première action du représentant est de bien marquer les raisons de sa venue[11]. Il fait réimprimer le décret du 14 frimaire sur le Gouvernement Révolutionnaire, par l'imprimeur Bottier. Il joint à ce décret le rapport de Maximilien Robespierre du 15 frimaire an II et la réponse de la Convention aux manifestes des rois ligués contre la République. Largement distribué aux administrations, ce document doit éclairer la lanterne de ceux qui ne connaissent pas ou feignent d'ignorer le gouvernement de la République issu de la guerre. Il annexe une allocution dans laquelle il explique ses ambitions : “arracher les derniers lambeaux du voile épais que l'ignorance et la tyrannie avaient jeté sur les yeux du peuple et. . .dissiper les dernières ténèbres qui obscurcissent encore l'atmosphère de la Liberté" [12]. Désormais, nul n'est sensé ignorer la Loi. Dans une des nombreuses lettres qu'il écrit au Comité de Salut Public, Albitte définit sa mission : "J'appelle gouvernement Révolutionnaire un gouvernement qui détruit jusqu'au dernier germe du fanatisme, qui anéantit les restes détestables de la royauté et de la féodalité, qui ôte aux ci-devants tous moyens de nuire, qui écrase les contre-révolutionnaires, les fédéralistes et les coquins, qui ranime les patriotes, honore les sans-culottes et fait disparaître l'indigence qui ne doit pas avoir ni existence ni nom dans une République; j'agis en conséquence dans les départements où vous m'avez envoyé "[13]. Albitte va tenter de mettre de pratiquer une réorganisation politique mais aussi sociale[14]. Pour la première fois, depuis qu'il parcourt la France en tant que représentant du peuple en mission, il va pouvoir appliquer sur le terrain une action de régénération sociale, avec le soutien des sans-culottes locaux et des commissaires civils. Toutefois sa mission est soumise à des conditions particulières : "La loi du 14 frimaire, citoyens collègues, n'accorda qu'un mois pour l'établissement du gouvernement révolutionnaire. . . le gouvernement révolutionnaire ne peut s'allier par sa nature avec une lenteur qui le tuerait à son berceau. Il brûle et féconde à la fois; il est donc de la plus haute importance d'accélérer vos travaux"[15]. Le Comité de salut Public place les représentants en mission dans l'empressement, dans la rapidité d'exécution et dans l'union.

 

            Albitte s'empresse de faire imprimer des papiers en tête à son nom contrairement à Amar, Merlino, Javogues et Gouly, affirmant ainsi sa volonté de travail et sa durée dans le temps. Dans les districts, les registres destinés à recueillir la transcription de ses arrêtés sont ouverts. Le souffle montagnard qu'il propage se remarque sur les registres administratifs où les intitulés des registres du directoire du district de Belley changent au début du mois de pluviôse an II : de "la République Française une et indivisible", ces intitulés passent à "la République Française une, indivisible et démocratique"[16]. Dans son bureau, Albitte se met à l’œuvre. Au lieu d’attiser les craintes, il cherche dès son arrivée à rassurer une population apeurée par l’armée révolutionnaire. Le 30 nivôse, il ordonne le départ du dépôt du 1er régiment de Hussards pour Vienne ainsi que le renvoi à Nantua d’une troupe de réquisitionnaires. Il ne garde en ville que cent hussards choisis par le général Lajolais. Ces derniers devenus indispensables à la marche politique des sans-culottes de l'Ain sont réclamés alors qu'ils doivent quitter définitivement Bourg, le 21 pluviôse, par Rollet-Marat qui demande à ce que l’on conserve à Bourg “les braves hussards qui se sont très bien conduits et qui méritent de la part des sans-culottes beaucoup d’égards [17].

Après trois jours de travail préparatoire, durant lesquels il compulse les registres, les mémoires et les lettres qui lui sont adressés, Albitte se rend compte que beaucoup de lois et de décrets ne sont pas appliqués ou très mal. Il axe sa mission autour de la mise en place du Gouvernement Révolutionnaire mais surtout de la mobilisation des moyens destinés à la guerre[18]. Il suit le schéma tracé par la Commission Temporaire de Surveillance de Lyon le 16 novembre 1793 : avènement d'une nouvelle société et émergence d'un esprit révolutionnaire ; arrestation des suspects, politique économique égalitaire (taxe des riches) et extirpation du fanatisme[19]. Il ne fait qu’appliquer les mesures draconiennes mises en place à Lyon ou dans la Nièvre[20]. Albitte prend soin de faire appliquer les textes légaux et dans certains cas de les amplifier juridiquement afin qu'ils soient exécutés de manière définitive dans les 24 heures et "sous la responsabilité la plus sévère"[21] des agents nationaux. Relié aux représentants en mission de Lyon, Albitte les tient informé de ses actions et leur demande conseil : "vous jugerez de mes intentions, elles tendent à détruire le fanatisme, à écraser les prêtres, à dompter Mrs. Les ci-devants et surtout à les rendre de sans-culottes dans toute la force du terme, supposition faite qu'il ne soient pas coupables d'autres crimes que de celui de leur naissance. Je m'occuperai des bois de marine, des salpêtres, des grandes routes, des moyens d'anéantir la mendicité et de pressurer les égoïstes, et de punir les fédéralistes "[22].

 

Il se rend aussi compte du tort qu’a fait Gouly aux patriotes de l’Ain : Gouly “avait paralysé les patriotes. . .les modérés depuis deux jours pleurent le départ de leur oracle ”[23]. Il fait part de ses impressions sur Gouly à Collot d’Herbois, son appui au Comité de Salut Public, le 1er pluviôse : “ Gouly. . .n’a fait que. . .confirmer, par sa conduite et ses discours. . .qu’il y a à la Convention un parti modérantiste dont il est un des agents ”[24]. “ Je t’enverrai tout ce qui pourra tendre à éclairer la nouvelle trame brissotine qui existe ”[25] affirme-t-il à Collot d’Herbois, en précisant toute fois que “ si la clique Eglanti-Camille-Philippotine ne traverse pas par quelque nigauthiérie, j’espère réparer le mal déjà fait et remplir heureusement ma mission ”[26]. Albitte lui dénonce “ Gauthier et quelques autres députés de ce département ”[27] comme soutiens de Gouly. Il l’accuse d’avoir été en mission secrète dans l’Ain pour le compte de Desmoulins, Fabre d’Eglantine et Philippeaux, des futurs indulgents. Il étaye ses arguments par la réduction de districts faite par Gouly, qui est une des causes secrètes de sa présence dans l’Ain : “ Gouly a formé le projet de réduire les neufs districts qui composent le département de l’Ain à cinq. . . Parmi celles faites par Gouly, je vois le seul district du département de l’Ain qui s’était bien montré aboli. Ce district est celui de St Rambert ; cette mesure tend à confirmer mes soupçons sur les points secrets de sa mission. Je compte écrire au Comité de Salut Public incessamment sur sa conduite et sur l’état des choses dans ce pays. . .je te préviens donc d’arrêter les effets des menées de mon prédécesseur ; surtout empêche qu’on approuve sa réduction des districts de l’Ain. Il ne va pas manquer, ainsi que Gauthier et quelques autres députés de ce département, de presser cette opération. Elle est dangereuse : 1° parce que réduire les districts, c’est nous ramener indirectement aux grandes administrations ; 2° parce qu’elle favorise les intrigues qui ont présidé aux divisions du territoire ; 3° parce qu’elles sont plus funestes qu’utiles aux administrés dont le riche paie l’impôt et le pauvre doit trouver l’administration sous sa main, 4° parce qu’elle augmente les pouvoirs des administrateurs et les écarte de la surveillance ; 5° parce qu’elle favorise les confusions et les réductions des fonctionnaires pour les ambitieux et les partis. Enfin parce qu’elle expose la république à des variations perpétuelles de division de territoire, arrête le cours des affaires et favorise les projets des intrigants et des fripons[28].

 

Ayant gagné le représentant à leur cause, les sans-culottes vont pouvoir appliquer dans le département la politique répressive et démocratique effleurée en vendémiaire et brumaire an II, en s'appuyant sur les nouveaux cercles sociaux et politiques que sont les comités de surveillance et les sociétés populaires, largement répandus dans le département. La mise en place des idées politiques des sans-culottes commence par la mise hors d'état de nuire des anciens fédéralistes et des opposants.

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 

 



 [1]Déclaration de Convers, A.D. Ain 15L 131.

[2] Déclaration de Convers, A.D. Ain 15L 131.

[3] SEVE (Marie-Madeleine : “Sur la pratique jacobine : la mission de Couthon à Lyon” in: Annales historiques de la Révolution française, n°254, 1983.

[4] SEVE (Marie-Madeleine : “Sur la pratique jacobine : la mission de Couthon à Lyon” in: Annales historiques de la Révolution française, n°254, 1983.

[5]Le 18 ventôse an II, Albitte dans une lettre à Blanc-Désisles, lui annonce qu'il peut "compter sur l'ami des vrais patriotes ". Lettre d'Albitte à Blanc-Désisles, A.D. Ain 1L non classé.

[6]Lettre du 11 germinal an II. A.D. Ain 15L 132.

[7]Témoignage de la citoyenne Temporal. A.D. Ain 15L 131.

[8]LUCAS (Colin) : La Structure de la Terreur. L'exemple de Javogues et du département de la Loire. CIEREC Université Jean Monnet, Saint-Etienne 1990, 375 pages.

[9] Il semble que Gouly lui aussi ait logé à l’Hôtel de Bohan.

[10] Le 1er ventôse an II, Alban écrit à Rollet-Marat : "je vais dîner chez Lajolais si tu veux venir avec moi à une heure tu me feras plaisir nous parlerons de nos mesures ". Lettre d'Alban à Rollet-Marat, A.D. Ain série L.

[11] CROYET (Jérôme) : La mission du représentant Albitte dans l’Ain. 28 nivôse an II-18 floréal an II. Mémoire de maîtrise sous la direction de Serge Chassagne. Faculté d’Histoire de l’Université Lumière Lyon II, 1996, 248 pages. Bibliothèque A.D. Ain T 338.

[12]Réimpréssion du décrêt du 14 frimaire an II, A.D. Ain série L.

[13] AULARD (A.): Recueil des actes du Comité de Salut Public avec la correspndance officielle des représentants en mission. Tome 11,  Paris, page 30.

[14] CROYET (Jérôme) : Antoine-Louis Albitte. M&G éditions, Bourg-en-Bresse, 2004.

[15]AULARD (A.) : Recueil des actes du Comité de Salut Public avec la correspndance officielle des représentants en mission. Tome 11, Paris,  page183.

[16] Registre des arrêtés du directoire du district de Belley .A.D. Ain ancien 1L 32.

[17] Registre de délibérations de la société des sans-culottes de Bourg, A.D. Ain 13L 8 à 10.

[18] "Je m'occuperai des bois de marine, des salpêtres,. . ., des moyens d'anéantir la mendicité ". Lettre d'Albitte aux représentants à Lyon, 11 pluviôse an II. A.D. Rhône L 208.

[19] CHAPELLE (Salomon de la ) : Histoire des tribunaux révolutionnaires de Lyon et de Feurs. Lyon, 1879.

[20] Ainsi plusieurs arrêtés sur les détenus ne sont ni peut ni moins que les reprises d’arrêtés de la Commission Temporaire des 21 brumaire et 21 frimaire an II.

[21]Arrêté d'Albitte du 2 pluviôse an II. A.D. Ain série L.

[22]A.D. du Rhône1L208

[23] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

[24] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

[25] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

[26] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

[27] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

[28] Lettre d’Albitte à Collot d’Herbois, 1er pluviôse an II. BOULOISEAU (Marc) : Actes du Comité de Salut Public. Supplément, 2e volume, Paris, 1971.

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