1793 : la réaction aux représentants du peuple

LA REACTION FEDERALISTE

 

            L'année 1793 est un tournant décisif dans l'histoire de la Révolution dans l'Ain. Plus que la mort de Louis XVI et la proclamation de la République, qui permet à la bourgeoisie patriote d'asseoir durablement son pouvoir politique sur les ex-classes dominantes d'Ancien Régime, les divergences idéologiques entre républicains marquent un point de rupture d'avec l'unanimité de 1789.

Au terme de crise fédéraliste des pays de l'Ain, il convient mieux d'employer le mot de réaction fédéraliste de l'Ain. Réaction, car le fédéralisme de l'Ain, puisant ses racines dans les oppositions de 1789-1791, est une suite d'opposition des jacobins autonomistes à des actions extérieures au département, contrairement à Lyon, où le fédéralisme est une affaire de linge sale entre Lyonnais. Dans l'Ain, la réaction fédéraliste se fait d'abord contre les commissaires de la Convention, puis contre la dictature Parisienne, contre la déviance Lyonnaise et enfin aboutit à la brisure jacobine interne au département, dans les villes de Belley, puis de Bourg, entre les modérés et les sans-culottes, consacrant l'opposition politique entre les hommes de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792 et ceux de la masse populaire révolutionnaire. Cette réaction fédéraliste sonne surtout le recul de la bourgeoisie jacobine de 1792 au profit d'hommes forts qui formeront l'élite politique en l'an II. Comment se forme cette brisure jacobine aux lourdes conséquences, contre qui et au profit de qui ?

 

 

Les actes des premiers représentants du peuple dans l'Ain : Amar et Merlino

 

            Le 9 mars 1793, alors que les représentants Amar et Merlino sont nommés dans l'Ain afin de procéder à la levée du contingent de la levée des 300 000 hommes, les divergences entre patriotes belleysans provoquent la démission de Bonnet et Carrier, de leur place d'administrateurs du district. Le lendemain, le dernier administrateur en poste demande que les démissionnaires soient remplacés et le 15 mars, un arrêté est pris pour convoquer les suppléants afin de procéder à une nouvelle nomination. Dès lors commencent à coexister deux partis dans la commune, l'un représenté par la société du Temple, réunissant les modérés avec à leur tête Brillat-Savarin et l'autre représenté par la société des sans-culottes, avec comme orateurs, Bonnet, Carrier, Masse et Torombert. Amar et Merlino arrivent à Bourg le 18 mars. Merlino passe alors pour être un des révolutionnaires les plus en vogue à ce moment, le district de Trévoux, qui est en correspondance soutenue avec lui, loue son "patriotisme "[1] et son "zèle pour le bien public "[2] dans le procès de Louis XVI.

 

Le 20 mars 1793, un courrier extraordinaire du directoire du département de Saône-et-Loire apporte, à 11 heures du soir, au directoire du département de l’Ain une lettre du département des Deux Sèvres, en date du 15, signalant le soulèvement de la Vendée. Dès lors, la mission des deux représentants prend un nouveau tour. Avec les menaces de danger extérieur et la hantise de complots fomentés par les émigrés à partir des cantons suisses, Amar et Merlino radicalisent la politique révolutionnaire. Considérant, “qu’il existe une coalition formée par les ennemis de la liberté et de l’égalité, des droits, de l’unité et de l’indivisibilité de la République, dont le but est d’allumer la guerre civile et de ramener le despotisme par l’anarchie[3], ils décident de faire mettre en état d’arrestation et de désarmer “toute personne notoirement suspectée d’incivisme par leurs propos, leurs écrits, leur correspondance ou leurs actions[4]. De même, la déportation des prêtres inciviques est déclarée. Pour sa part, le 21, le département, autorise, plus modérément, l’ouverture du courrier des personnes suspectes par les municipalités et met en réquisition permanente les Gardes Nationales. De leur côté, les deux représentants désirent durcir leur action : "Le père doit dénoncer son fils et le fils son père" déclare Amar[5]. A Trévoux, l'annonce du soulèvement vendéen panique la société nouvellement créée : “ les dangers nous entourant de tous les côtés, l’ennemi est à nos portes et les malveillants nous agitent au dedans...il serait donc bien intéressant que toutes les autorités constituées se réunissent en Comité de Salut Public...pour délibérer sur les mesures à prendre dans la circonstance critique où nous nous trouvons ”[6], propose-t-elle le 24 avril à la municipalité.

Le 22 mars, par un autre courrier, l’administration du département de Saône-et-Loire prévient celle de l’Ain qu’elle a, en compagnie de commissaires nationaux, ordonné la levée extraordinaire de 3 000 hommes. Durant la journée, la municipalité de Bourg, obéissant aux directives des représentants, délivre près de cent mandats d'arrêt[7]. De leur côté, après avoir approuvé légèrement, le 21, les mesures des représentants, l'administration du département et du district de Bourg les dénoncent et n'acceptent de les appliquer qu'avec beaucoup de réticence, et le 25 mars, le directoire du département décide "que les arrêts domiciliaires ordonnés aux citoyens autres que les ci-devant et les prêtres(sont)levés "[8] dans la ville de Bourg. Pour la première fois, le département prend le contre-pied de décisions prises par la municipalité et le conflit éclate entre les représentants et les administrateurs du département. Par décision du directoire du département, les prêtres arrêtés par la municipalité de Bourg voient leur détention commuée en arrêt domiciliaire et ceux mis aux arrêts domiciliaires passent en arrêt sur le territoire de la commune. L'opposition présente à la société populaire entre radicaux et modérés, se fait désormais au grand jour dans la vie politique municipale. Dans le Haut Bugey, des commissaires nommés par le district, le 20 mars, se rendent dans les municipalités, sous couvert de faire arrêter les déserteurs, pour chasser les suspects et chercher les "livres fanatiques capables de corrompre le patriotisme"[9]. Près de 400 personnes sont arrêtées suites aux ordres, directs ou indirects, des représentants du peuple ; “ les uns sont détenus en raison de leur rapport avec des émigrés, leurs correspondances réputées suspectes, leurs propos ou conduite incivique ; les autres et ceux-ci appartiennent pour la plupart à des municipalités de campagnes, en raison de leurs défauts de confiance aux prêtres dits constitutionnels ”[10].

Face à l'opposition du département, Amar et Merlino décident de quitter Bourg et de parcourir le département de l’Ain, en compagnie du citoyen Jourdan faisant office de secrétaire, afin de régler le problème du recrutement mais aussi celui des troubles liés aux événements vendéens. Le 3 avril 1793, ils ordonnent des arrestations particulières puis se mettent en route pour les chefs-lieux de district et de canton. Avant de partir ils demandent au Conseil Général du département d’étudier le cas de chaque détenu afin d’envoyer un avis à la Convention Nationale pour qu’elle statue sur la détention des individus. Leur périple jette l’effroi et le doute dans les administrations, d’autant plus que les rumeurs plus que les directives entourent ce périple : « la vois publique nous apprend que les commissaires envoyés par la Convention dans notre département doivent visiter incessamment notre ville…nous vous prions de vouloir bien nous marquer par le retour de l’exprès ce qu’il en est de la marche véritable des députés » [11]. Le 12 avril, Amar et Merlino arrivent à Thoissey, où le père et le fils Billoud ont jeté le trouble lors du recrutement. Alors qu'ils calment la situation, ils reçoivent du district de Châtillon une ampliation de suspects, qui en compte quarante dans ce district. S'ils se rendent à Fareins pour la nuit, Jourdan ne sait pas s’ils iront le lendemain “ à Montluel, à moins que le citoyen Amar, qui est indisposé et fatigué, ne veuille se reposer un jour[12].

De son côté, le Conseil Général de l’Ain profite de l'éloignement des deux représentants pour demander aux représentants Lyon d’intervenir dans leurs affaires. Puis, le département entreprend une politique de dénigrement des deux conventionnels auprès des districts en leur faisant parvenir une copie de leur demande à Lyon et en faisant retranscrire sur ses registres les lettres d'Amar et Merlino à la Convention des 6, 7, 10, 14 et 20 avril. Le 20 avril, les représentants du peuple à Lyon rejettent la demande d'ingérence du département de l’Ain et contre toute attente, approuvent la politique d'incarcération d'Amar et Merlino : il faut “regarder les détenus pour cause de suspicion notoire comme des gens qu’il faut mettre hors d’état de nuire ”[13] écrivent-ils au département. De Paris, le 22 avril, les députés de l’Ain, Mollet, Gauthier des Orcières, Deydier et Royer, proposent à l’administration du département de l’Ain de distinguer les détenus arrêtés par les administrations et ceux arrêtés par les représentants en mission. Ils se montrent défavorables aux arrestations faites par les administrations et annoncent préférer voir les personnes arrêtées par les représentants libérées si aucune charge n’est retenue contre elles. Le 24 avril, le Conseil Général de l’Ain, après avoir enregistré la lettre des représentants à Lyon, demande à la Convention à être chargé de l’examen de chaque détenu. Cet état de rébellion contre les représentants est similaire à ce qui ce passe à Marseille mais en plus modéré : le 29 avril, à Marseille, "les girondins…maîtres des sections…avaient chassés les représentants Bayle et Boisset qui s'étaient repliés sur Montélimar " [14].

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 

 



[1] Lettre à Merlino, registre de correspondance du district de Trévoux, A.D.Ain série L.

[2] Lettre à Merlino, registre de correspondance du district de Trévoux, A.D.Ain série L.

[3] Arrêté du directoire du département de l’Ain, 20 mars 1793. A.D.Ain 2L non classée.

[4] Arrêté du directoire du département de l’Ain, 20 mars 1793. A.D.Ain 2L non classée.

[5]GUILLOT (A.M.) : Les conventionnels de l'Ain, Regain, Bourg, 1989, page 51

[6] Fonds Escoffier, A.D. Ain 95 J.

[7]Thomas Riboud cité par DUBOIS (Eugène) : La Révolution. . . , tome 3 page 87

[8]Cité par DUBOIS (Eugène) : Ibid, tome 3, page 88

[9] A.C. Grand Abergement. 1er registre de délibérations.

[10] Extrait du procès-verbal du Conseil général de l’Ain, 24 avril 1793. A.D.Ain 2L.

[11] Lettre des administareurs du directoire du district de Châtillon à la municipalité de Pont de Veyle, 2 avril 1793. A.C. Pont de Veyle.

[12] Lettre de Jourdan aux administrateurs du département de l’Ain, 12 avril 1793. A.D.Ain 1L non classée.

[13] Extrait du procès-verbal du Conseil général de l’Ain, 24 avril 1793. A.D.Ain 2L non classée.

[14] GUILHAUMOU (Jacques) : “ le congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux de Marseille (octobre-novembre 1793) : programme et mots d'ordre ” in Actes du 111e congrès national des sociétés savantes Poitiers 1986. C.T.H.S., Paris, 1986.

Écrire commentaire

Commentaires: 0