1791 : phobies et crises politiques dans l'Ain

 

2.8 Phobies et crises politiques

 

             

 

             Le début de l’année 1791 n'éloigne pas les craintes persistantes d’une menace aristocratique, au contraire. Le 15 janvier 1791, après avoir été soupçonné d’héberger des comploteurs, Loubat de Bohan envoie une lettre à la municipalité de Bohas pour se disculper des bruits qui courent suivant lesquels il possède des munitions en grande quantité et qu’il réunit des personnes suspectes [1]. Dans le même ordre d’idées, le 1er février 1791, le maire de Lyon informe celui de Trévoux que des réunions d’aristocrates organisées dans la cité trévoltienne par M. la Chapelle et M. Capet. A Simandre-sur-Suran, le 24 juin 1791, la municipalité, "ayant reçu un avis ce jourd'huit de l'enlèvement du Roy et de la famille royale, et qu'en outre de celas, il court un bruit qu'il vient d'arriver récemment des armes à Sillinac avec de lamonition"[2] décide de perquisitionner à la Chartreuse. Cette suspicion envers les anciens tenants du pouvoir est renforcée par les premières vagues d’émigration et les premiers signes d'oppositions à la Constitution Civile du Clergé[3] qui secouent même l’Académie de Bourg qui « ne s’assemble point, les différences d’opinion sur le clergé en sont un peu cause » note Lalande. Cette suspicion éloigne définitivement le peuple de l’Ain des élites de l’Ancien Régime ayant gardé pignon sur rue, d’autant plus que le club de la section St Nizier, à Lyon, répand à profusion, en juin, dans les campagnes un justificatif de l'affaire de Poleymieux à laquelle des dombistes ont pris part : “tandis qu’un peuple libre ne s’occupe pas assez du danger qui le menace & s’endort quelques fois avec trop de sécurité ; tandis que les Grands d’une monarchie courent au devant de la servitude, & que les petits bourgeois ou négociants orgueilleux croient augmenter leur état en imitant le langage & la bassesse des courtisans ; il est du devoir des bons citoyens de faire sentinelle & de venir au secours de la liberté ” [4].

La tranquillité publique devient très vite “l’objet de la plus sérieuse, comme de la plus inquiétante surveillance[5] sur l'ensemble de l'étendue du département de l'Ain. Mais, cet appel à la vigilance patriotique engendre une délinquance économique à laquelle les citoyens floués ou se sentant en danger ont recours, ce qui les pousse en se voilant de l'impunité due aux patriotes, à s'attaquer à de nouveaux symboles[6] comme lors de la Grande Peur ; durant l’été, dans la paroisse de Foissiat, “quinze à vingt habitants de Foissiat...se portent dans le jardin d’un particulier, en ont arraché les palissades, les buissons & les arbres...(sous) prétexte...que cet emplacement était une possession appartenant à la communauté ” [7]. Cette deuxième "Grande Peur" pousse le petit peuple de l’Ain à accélérer la Révolution afin de se prémunir de ceux qu’il juge comme ses possibles oppresseurs. A cela s'ajoute le poids du “ ventre Lyonnais ”, sur la Dombes et le Bugey, qui favorise le rejet d’un rapprochement avec la ville de Lyon de la part des habitants de l'Ain au profit d'une unité départementale. Malgré tout cela, "la Révolution est faite"[8] pour la plupart des membres de la société populaire de Bourg et pour la bourgeoisie dont elle est issue. Mais la fuite du roi, le 21 juin, et la théorie de l'enlèvement, prônée par le président de l'Assemblée et Lafayette, ne dupent qu'un temps les patriotes de l'Ain pour qui l'image du roi est fortement atteinte[9] contrairement aux Hautes Alpes, où la théorie de l’enlèvement fonctionne[10]. Cette fuite, que l'administration de l'Ain apprend de la main de Populus, la jette dans la permanence et unifie les patriotes : "le directoire est aussi continuellement assemblé, ses membres sont trop peu nombreux pour suffire la nuit mais il y a toujours quelqu'un au département comme en sentinelle pour faire lever et réunir sur le champ les autres membres tout annonce le plus grand patriotisme chez les français"[11]. Le soir même à 11 heures, le département apprend l'arrestation du Roi. Rapidement la nouvelle est envoyée aux districts et aux municipalités, où cette dernière enchante les patriotes : "le voyage du Roi a été interrompu à St Dizier en Champagne, nous vous prions MM de rendre publique cette bonne nouvelle"[12], mais elle atterre le parti monarchiste toutefois peu actif et remet surtout en cause la fin de la Révolution dont certains rêvaient déjà : le 24 juin 1791, la municipalité de Pont d’Ain, « pour arrêter tous les projets contre-révolutionnaires »[13], décide de réquisitionner les armes déposées au château de Grollier. Mais elle met surtout un terme définitif à la bonne entente entre l'élite culturelle éclairée, plutôt conservatrice et un début de jacobinisation des foules influencées par les patriotes les plus avancés[14] : si pour les premiers réunis autour de l'administration du département, le maintien de l'ordre et l'unification autour de la constitution est primordiale : "ceux dont les sentiments pour la constitution était douteux se déclarent aujourd'hui pour elle"[15], pour les seconds proches des municipalités et des sociétés populaires, "les bourgeois remplaçaient les seigneurs qu'on avait détruit, qu'il fallait tomber sur eux"[16]. La société de Bourg, phare politique du département et élément de politisation, prend la tête des patriotes jacobins de l'Ain en déclarant "la patrie en danger" [17] : "Vivre libres ou mourir! Voilà notre devise. Nous l'avons juré, et le Français s'ensevelira sous les ruines de sa patrie que de consentir jamais à la résurrection de l'ancien régime"[18]. Pour les jacobins bressans, la monarchie s'est détruite d'elle-même avec la fuite d'un roi jouant sa carte politique contre son peuple et son pays. Les élections à l'Assemblée qui n'aurait pu être qu'une simple formalité pour certains, comme Tardy de la Carrière qui obtient le soutien de Carra, montrent le malaise dans lequel se trouvent les 396 électeurs du département : s’ils élisent Thomas Riboud, Régnier, Girod et Rubat, Tardy passent à côté et les électeurs guidés par les événements lui préfèrent des hommes plus engagés politiquement comme Deydier et Jagot. Même au sein de la députation de l'Ain, la politisation et la jacobinisation des habitants de l'Ain se fait sentir au plus grand déplaisir des derniers monarchiens de l’Ain comme Lalande[19].

 



[1] En février 1792, Loubat de Bohan, est de nouveau sujet à des suspicions de la part de la Garde Nationale d’Hautecour, qui le 26 décide de faire une nouvelle perquisition chez lui.

[2] MOULIN (L.) : "Simandre-sur-Suran sous le Révolution" in Annales de la Société d'Emulation et d'agriculture de l'Ain, tome LXII. Bourg, 1942.

[3] Le comte de Faucigny publie dans le Journal de Police du 4 décembre, une profession de foi contre la prestation de serment instaurée par le décret du 27 novembre 1790.

[4] Les citoyens composant le club de la section de St Nizier, à tous leurs frères de la cité & du département, Salut, 1791. Collection de l'auteur.

[5] Compte de la gestion du Directoire du district de Bourg rendu au conseil d’administration du district, 24 octobre 1791. Collection de l'auteur.

[6] Des citoyens dévastent les églises des bancs réservés sous l’Ancien Régime.

[7] Lettre de M.Valentin, commissaire du Roi près le tribunal du District de Bourg, à messieurs les officiers des municipalités du même district, à l’occasion de diverses voies de fait, attroupement et dévastations commises dans la paroisse de Foissiat, 7 août 1791. Collection de l'auteur.

[8]Cité par DUBOIS (Eugène) : La Société populaire. . . , page 6

[9] "un roi jusqu'ici l'idole des français, vient de s'échapper furtivement du palais de ses pères. . .  Vivre libres ou mourir ". Proclamation de la société de Bourg aux citoyens du département de l'Ain cité par DUBOIS (Eugène) : Ibid, page 7

[10] La fuite de Louis XVI, ou du moins son enlèvement, est apprise à Gap par une lettre du député Fantin des Odoards écrite le 21 juin 1791. Dès le lendemain, le député Grand de Champronet se charge d’avertir le directoire du département des Hautes Alpes. La théorie de l’Assemblée dupe les habitants du département, personne ne pense que le roi à pu vouloir se sauver seul. Toutefois, cette nouvelle amène à la mobilisation des Gardes Nationales et le désir populaire de s’armer dans “ la bonne intention de défendre la patrie ”. Letter de la municipalité de Tallard, 25 juin 1791. A.D. Ahutes Alpes L 158.

[11] Lettre de Bochard à la municipalité de Poncin, 25 juin 1791. A.C. Poncin I2.

[12] Lettre du district de St Rambert à la municipalité de Poncin, 24 juin 1791. A.C. Poncin I2.

[13] Registre de délibérations de Pont d’Ain. A.C. Pont d’Ain H1.

[14]Blanc-Désisles est président de la société populaire au moment de la scission des Feuillants.

[15] Lettre de Bochard à la municipalité de Poncin, 25 juin 1791. A.C. Poncin I2.

[16] Dénonciation faite contre l'huissier Morellet par Grosacassand Dorimond au bailliage criminel, 28 août 1790. A.D. Ain série J fonds Groscassand Dorimond.

[17]Cité par DUBOIS (Eugène) : La Société populaire. . ., page 7

[18]Cité par DUBOIS (Eugène) : La Société populaire. . ., page 8

[19] « Couthon…Saint Just…montés sur des épaules de tonerliers, de cordonniers, de fondeurs, de perruquiers, de tapissiers, de marchands de bois » note Lalande de ses Anecdotes de Bresse. S.E.A Ms35.

 

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 

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