1790 sous le bonnet rouge : le crainte d'un complot aristocratique

La menace d'un complot aristocratique Lyonnais :

L'arme politique patriotique

 

Malgré les avancées de 1789 et de 1790 qui confirment la main mise de la bourgeoisie sur la nouvelle administration[1], le petit peuple de l’Ain ne semble pas pleinement satisfait de la Révolution. Les rancœurs vis-à-vis des hommes de l’Ancien Régime et de ce qu’ils représentent sont toujours vivaces[2], à l’image de Pierre Curé déclarant, le 22 novembre 1789 au pied de la croix face à l’église de Cornod en Bresse, être envoyé par le duc d’Orléans qui viendra avec une troupe brûler le château de Cornod et de Thoirette. Puis il s’en prend à la Reine dans des propos criminels attentatoires au respect dû à sa Majesté[3]. De plus, les conditions atmosphériques et frumentaires sont déplorables. Claude Antoine Bellod[4] note que “le 5 mai cette année-là, il tomba quantité de neige et le 26 avril et tout le commencement de mai jusqu’au milieu fut en froid et en neige [5]. Les soudures sont difficiles en 1789 et 1790 surtout dans le Bugey où le prix des grains est à son niveau le plus élevé depuis 1788. Cette état de crise frumentaire, qui pousse à la suspicion et à la crainte d’un complot anti-patriotique visant à affamer le peuple, est jugulée à l’automne 1789 par le truchement de commissaires, dont Valentin-Duplantier et Durand, nommés par l’administration municipale de Bourg qui encourage en Bresse la libre circulation des grains sur la Saône et direction de Lyon. Cette politique de soutien à la circulation des gains, durant l’automne 1789 est mise en péril par l’attitude protectionniste des mâconnais. Le 24 octobre 1789, au marché de Saint-Laurent-sur-Saône, auquel assiste Valentin-Duplantier afin de « maintenir la police…et faire en sorte que les habitants, tant du mâconnais que du beaujolais et la ville de Lyon pussent s’approvisionner » [6], es particuliers s’empressant d’acheter et mettant de la précipitation dans la finalité de leurs transactions éveillent les soupçons de la foule obligeant la municipalité et le commissaire à intervenir, arrêtant et interdisant, sous la pression des mâconnais et notamment des boulangers[7], à un marchand de Villefranche de revenir au marché. Dans la journée, la même populace mâconnaise, armée, stoppe à Saint-Laurent l’appareillement d’un navire de gains à destination de Lyon ce qui mène à une situation tendue entre les deux villes. A Paris, par le biais de la presse, ces troubles prennent des proportions extraordinaires et inventées : « il parait, par une lettre écrite de Pont-de-Vaux, en Bresse, qu'il est arrivé dans cette ville une catastrophe semblable à plusieurs événements dont Paris a été le témoin. Une femme de Saint-Laurent-les-Mâcon, soupçonnée d'être salariée par les religieux, quelques chapitres nobles, avait, mande-t-on, acheté pour plus de trois millions de blé pour les couler dans la Saône, et achetait encore journellement sur pied tous les menus grains, comme blé de Turquie, sarasin et autres, qu'elle destinait au même usage. Arrêtée par la populace de Pont-de-Vaux, qui n'a pas eu même la patience de la conduire jusqu'en prison, elle a été pendue à un crochet de fer où des bouchers avaient coutume d'exposer leur viande ; ses habits ont été déchirés en lambeaux, portée à l'hôpital, elle y a expiré bientôt après »[8]. Cette crise, jugulée à l’automne, est ouverte au printemps 1790 dans tout le département de l’Ain et la Bresse en particulier exsangue des réquisitions pour Lyon. Le 17 mai 1790, la municipalité de Meximieux doit prendre un arrêté pour disperser des attroupements d'hommes et de femmes qui empêchent la circulation de grains à destination de Lagnieu et d'Ambérieu-en-Bugey. A cela, s'ajoute une situation régionale trouble. L'émigration d'une partie de la noblesse et la préparation à Paris, dans l'entourage du Roi et à Turin, de la sortie de Louis XVI pour gagner Lyon, font craindre un complot aristocratique. Cette menace entretenue par le voisinage Lyonnais[9] est un facteur déterminant dans le reflux de la noblesse de l'Ain de la scène politique, comme elle permet au parti patriote pro-jacobin, incarné par Gauthier des Orcières, de désigner les premiers suspects à l'opinion publique. Cette conspiration royaliste est la première arme politique mise entre les mains des patriotes de l'Ain : "depuis quelque temps des ennemis de la Constitution soufflent parmi les citoyens l'esprit de désobéissance à la loi et l'insubordination à ceux que la confiance publique a chargé de faire régner le bon ordre ; cherchant à séduire et saouler les esprits afin d'opérer s'ils le pouvaient une contre-révolution qui ramenat l'Ancien Régime"[10]. Cette psychose du complot Lyonnais pousse le peuple à rompre avec les hommes de l'Ancien-Régime campés au sein des loges maçonniques et des académies savantes mais toujours maîtres des administrations. La politisation du peuple en 1790 désorganise ce cercle culturel dans ses ententes et dans ses structures quant à la politisation de 1791 issue des sociétés populaires, elle la fait éclater entre patriotes issus de ce lobbying et jacobins issus de ces dernières.

 

Malgré la mise en place de la Garde Nationale, la crainte d’un retour des brigands est toujours vive, mais la peur d’un complot aristocratique[11] est omniprésente[12]. Afin de garantir leur sécurité, les nouvelles municipalités demandent au département et aux districts l'armement effectif de leurs gardes nationaux. La municipalité de Pont-de-Veyle demande, le 4 mars 1790, cent cinquante fusils et celle de St Julien sur Reyssouze, le 28 juin, “cent fusils et autant de sabres, afin qu’à toutes réquisitions, nous puissions nous présenter les armes à la main pour soutenir de la Constitution, de la Nation, de la Loi et du Roi pour lesquels nous voulons vivre et mourir[13]. De plus, le déploiement de troupes de ligne dans les départements de l’Ain et de Rhône-et-Loire[14], inquiète vivement la population[15]. Le 7 janvier 1790, la compagnie de musique de la Garde Nationale de Bourg décide “qu’à l’avenir la compagnie ne fera musique nulle part avec les musiciens du régiment de chasseurs d’Alsace ”[16]. Cette situation est aussi entretenue par l’arrivée d’Imbert Colomès à Bourg, qui obtient de la municipalité, le 23 février, l’autorisation d’imprimer une lettre relatant la situation politique de Lyon. En conséquence, Lyon, zone de fragilité politique, est rapidement désignée aux yeux des patriotes de l’Ain comme le foyer actif de la contre-révolution : “il vient de m’être assuré par deux députés de la ville de Lyon, bons patriotes, qu’on venait d’arrêter à Lyon un individu auquel on avait saisi un plan de contre-révolution. Sur ce plan, la ville de Lyon est indiquée comme le centre des opérations ; et, ce qui me désespère, c’est que notre ville s’y trouve notée[17] écrit Populus aux officiers municipaux de Bourg le 16 juillet 1790. Le 3 août, c’est au tour du directoire du département de recevoir un avertissement des députés de l’Ain sur les manœuvres contre-révolutionnaires Lyonnaises. De plus, les mouvements militaires piémontais et savoyards, auxquels participent les premiers émigrés qui formeront l'armée de Condé[18], troublent les districts du sud du département[19]. Afin de contrer toutes actions des ennemis de la Révolution, le directoire du département décide d'établir des corps de gardes le long de la frontière avec la Savoie, la distribution de 12 000 fusils et le contrôle scrupuleux des étrangers.

Jusqu’à l’été 1792, la route de Lyon à Genève, après le rattachement de la Savoie, sert d’échappatoire aux candidats à l’émigration et ce dans la presque totale impunité. Et quand bien même, une réaction française se fait, le gouvernement genevois réplique immédiatement, tel le 16 août 1791, lorsque le Conseil de Genève se plaint auprès du département de l’Ain d’une incursion d’une cinquantaine de citoyens de Péron, Farges et Chalex, armés de sabre et accompagnés de leurs officiers municipaux, pour « vérifier l’existence d’une troupe de gens mal intentionnés qu’on annonçait y être réunie » [20]. La Suisse accueille les prêtres de l’Ain, non jureurs et soumis à la déportation, mais aussi un certains nombres de nobles qui ne pouvant plus rejoindre l’armée de Condé par la Savoie, passent pas Genève[21].

 

A cette crainte du complot aristocratique s'ajoute l'annonce de la suppression de la gabelle qui, si elle réjouit les habitants de l'Ain, soulève une vague d'inquiétude à Belley et à Lagnieu où le ministre prévoit la diminution du nombre de commis de la Ferme : "nous apprenons avec la plus grande surprise et non sans effroi, que la ferme générale supprime une partie de ses employés"[22]. Ces restrictions, jointes au manque d'hommes de troupes dans le Bugey, font craindre aux municipalités un regain de violence et de délinquance d'autant plus que certains commis de la Ferme "n'ont pas voulu rendre leurs armes, tous ont murmuré ou fait des menaces. Le besoin et le désespoir peuvent en former une horde de brigands ou les forcer à d'enrôler dans les troupes étrangères"[23]. Le dénuement de troupes sur la frontière renforce la crainte d'un coup aristocratique auquel pourrait se joindre des troupes étrangères : "les commis de la Ferme…sont une ressource pour la garde de la frontière. La bonne volonté de leurs chefs nous répond de leur dévouement à la chose publique et nos gardes nationales, aidées de ces hommes armés, si elles n'arrêtaient pas les progrès de nos ennemis en cas d'attaque, serviraient au moins à les retarder en attendant des secours plus efficaces"[24]. Après une inspection des moyens défensifs des frontières du département par le colonel de la Garde Nationale de Bourg, Dandelin, l'opinion publique départementale se focalise, en octobre, sur le complot de de Bussy, chef des chevaliers dragons de l’armée de Condé, et sur ceux qui pourraient se réclamer du parti royaliste notamment à Lyon et ses environs [25]. La tension est telle que même si le 14 décembre 1790, la municipalité de Lyon dévoile le complot contre-révolutionnaire ourdi dans la région de St Priest et du château de Mions[26], le directoire du district de Belley ouvre un registre d'affaires secrètes et prend des mesures contre les personnes suspectes et notamment Jenin des Prost qui est dénoncé par la Garde Nationale de Belley pour faire "des complots et des trames odieuses"[27]. Si la rupture politique avec Lyon est consommée, la rupture avec les hommes de l'Ancien-Régime l'est aussi : "serviteur aux patriotes, au diable les aristocrates : comment notre province passerait pour le foyer de l'aristocratie, non cela ne sera pas, nous sommes cinquante hommes armés prêts à venir à leur apprendre à vivre" [28]. Face à un Lyonnais jugé contre-révolutionnaire et à une Savoie repère des royalistes, l'Ain se rapproche de la Bourgogne dont il s'était pourtant éloigné en 1788.

 

d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II

 



[1] Sur les 34 avocats membres de la compagnie des avocats du bailliage du Bugey, 22 seront délégués aux Etats provinciaux de 1789 à Belley, 4 ont collaboré à la rédaction du cahier du Tiers Etat, 6 ont été maire de Belley durant la Révolution et 6 ont été élus députés.

[2] "La municipalité n'était composée que de brigands, qu'on avait insulté la Garde Nationale, qu'il en fallait tirer vengeance, que les municipaux vendaient et pillaient la communauté, qu'ils avaient vendu les bois communaux, qu'on ne savait pas ce qu'était devenu l'argent, qu'ils recevaient le décrets et n'en donnaient point connaissance, qu'ils devraient faire venir les journaux et les lire à tout le monde comme on fait à Bourg, que les bourgeois remplaçaient les seigneurs qu'on avait détruit, qu'il fallait tomber sur eux ". Dénonciation faite contre l'huissier Morellet par Grosacassand Dorimond au bailliage criminel, 28 août 1790. A.D. Ain série J fonds Groscassand Dorimond.

[3] La justice est immédiatement saisie et, le 15 mars 1790, il est condamné, par le parc civil du châtelet de Paris, à faire amende honorable devant la principale porte de l’Eglise de Paris, où il sera conduit par l’Exécuteur de la Haute Justice, dans un tombereau, ayant écriteau devant & derrière portant ces mots : Séditieux, perturbateur du repos public, à trois jours de carcan, à être battu nu, fustigé de verges, marqué des lettres GAL. sur les deux épaules & aux galères à perpétuité.

[4] Menuisier et maître d’école au Grand Abergement.

[5] La Plume et le rabot Journal écrit de 1773 à 1828 par Claude-Antoine Bellod. Les Sources de l'Histoire de l'Ain, Bourg-en-Bresse, 1996, 248 pages.

[6] Rapport de Valentin Duplantier, A.N. D/XXIXbis.

[7] Ces derniers inspectent et offrent, sans rien acheter, aux marchands des prix bas pour du blé, contribuant ainsi à l’augmentation des prix. A cela se joingnent des particuliers de Mâcon qui parcourent le marché en se plaignant tout haut du prix élevé des denrées et du fait que des gens du Beaujolais puissent venir s’approvisionner.

[8] la Sentinelle du Peuple, 28 octobre 1789. A.N.

[9] Lors de la conspiration de Lyon de 1790 et du drame de Poleymieux, des restes de Guillon de Pougelon sont ramenés à Trévoux. AUDIN (Amable) : La conspiration Lyonnaise de 1790 et le drame de Poleymieux. Editions Lyonnaise d'arts et d'histoire, Lyon, 1984, 142 pages.

[10] Dénonciation faite contre l'huissier Morellet par Groscassand Dorimond au bailliage criminel, 28 août 1790. A.D. Ain série J fonds Groscassand Dorimond.

[11] Le 6 octobre 1789, Gauthier des Orcières informe la ville de Bourg du banquet des Gardes du Corps et du “ bruit qui s’était répandu que des conseillers perfides voulaient entraîner le souverain à Châlon ”. JARRIN (Charles) : "Bourg et Belley pendant la Révolution" in Annales de la Société d’Emulation de l’Ain, 1879, 3e livraison.

[12] Le 1er janvier 1790, le comité de la Garde Nationale de Strasbourg fait passer aux Gardes Nationales de France et aux régiments un Avis aux Troupes dans lequel les manœuvres de l'aristocratie sont montrées du doigt comme le “fruit de l’acharnement de ces hommes vils...qui nous opprimaient ". Adresse du Comité de la Garde Nationale Strasbourgeoise à messieurs les militaires. Collection de l'auteur.

[13] Lettre des officiers de la Garde Nationale de St Julien sur Reyssouze, aux officiers municipaux, 28 juin 1790. Collection de l'auteur.

[14] Les chasseurs d'Alsace sont envoyés le 9 août 1790 en garnison à Lyon pour assurer la sécurité et contenir les manifestations populaires.

[15] on disait couramment que ces troupes étaient postées là pour donner la main aux émigrés qui allaient se donner rendez vous à Lyon, que Louis XVI y viendrait et établirait le siège de son autorité restaurée ”. DUBOIS (Eugène) in Histoire de la Révolution dans l’Ain.

[16] Extrait du registre de délibérations de la compagnie de musique de la ville de Bourg, collection de l'auteur.

[17] Lettre de Populus aux officiers municipaux de Bourg, 16 juillet 1790 citée par DUBOIS (Eugène) in Histoire de la Révolution dans l’Ain.

[18] Dès 1790, Mirabeau-Tonneau, frère de Mirabeau, réuni à Chambéry 400 volontaires et des déserteurs, sur l’ordre du comte d’Artois. Au même moment, se met en place au Bourget un corps de 400 chevaliers dragons sous le commadement de M. de Bussy.

[19] "il se répand des bruits sur une invasion, où les puissances voisines semblent avoir des dispositions hostiles contre nous…elles s'occupent…à faire des enrôlements de toute espèce d'individus ". Lettre des administrateurs du district de Belley aux administrateurs de l'Ain, 19 août 1790. A.D. Ain série L.

[20] 6L 53.

[21] Le 4 juillet 1792, les armes et les effets du colonel du 4e régiment de chasseurs à cheval sont saisis à Collonges.

[22] Lettre des administrateurs du district de Belley aux administrateurs de l'Ain, 19 août 1790. A.D. Ain série L.

[23] Lettre des administrateurs du district de Belley aux administrateurs de l'Ain, 19 août 1790. A.D. Ain série L.

[24] Lettre des administrateurs du district de Belley aux administrateurs de l'Ain, 19 août 1790. A.D. Ain série L.

[25] Le 16 octobre 1790, les membres de la société des Amis de la Constitution de Lyon, avertissent la municipalité de Trévoux d'un projet de complot contre-révolutionnaire ourdie à Valence.

[26] Propriété d'Imbert-Colomès. Voir CHABANNAS (Bruno) : Imbert-Colomès, D.E.A., Lyon II, 1999.

[27] Extrait des procès verbaux de la Garde Nationale de Belley, 30 novembre 1790. A.D. Ain 79J 2.

[28] Extrait des procès verbaux de la Garde Nationale de Belley, 30 novembre 1790. A.D. Ain 79J 2.

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