2.2 La requête du Tiers Etat de la ville de Bourg :
La fronde bressane et l'apprentissage de l'autonomie locale
L'opposition du Parlement de Bourgogne à voir ses pouvoirs contrebalancés par le Grand Bailliage de Bourg et la faillite de ce projet cher aux bourgeois de Bresse prédestinent cette bourgeoisie aux bouleversements politiques et au changement révolutionnaire. Mais peut-elle constitué l'embryon d'une autonomie politique locale que la création des départements en 1790 sacraliserait ?
Le débat précédant la réunion des Etats Généraux stimule l'opinion publique bressane plus que dans celle des provinces du Bugey et de Gex[1]. En Bresse, elle est animée par le conflit entre le Présidial de Bourg et le Parlement de Dijon, marquant par là même la différence entre eux. Les officiers de l'ancien Grand Bailliage de Bresse, soucieux de ne pas voir disparaître une juridiction qui constitue un réel progrès, envoient, le 3 octobre 1788, une lettre au Garde des Sceaux dans laquelle ils se plaignent de l’abandon d’une fonction qui leur avait été octroyée par la loi du 16 mai 1788. Mais le 20 octobre, leur nouvelle lettre au Garde des Sceaux est plus alarmante, ils font état de leur crainte à l'encontre du Parlement de Bourgogne, puis dans une troisième lettre ils en appellent à la protection royale. Valentin du Plantier, de son côté, n’hésite pas à mettre en jeu sa carrière au profit d’une cause qu’il trouve juste et utilise ses relations pour faire entendre la plainte du Grand Bailliage. Le 22 octobre 1788, il fait part au Garde des Sceaux du désarroi dans lequel se trouve les officiers du Grand Bailliage de Bresse face aux actions du Parlement de Dijon : "C’est jusque dans nos foyers que le Parlement de Dijon prétend poursuivre les officiers du Bailliage"[2]. Désormais soucieux de leur sécurité face à un parlement de Dijon vengeur, les officiers du Grand Bailliage de Bresse, tout en annonçant au Garde des Sceaux la suspension de leur fonction le 24 octobre, réitèrent leur appel à la protection du Roi contre le parlement de Bourgogne qui les a déclarés "infâmes traîtres au Roi et à la Nation" [3]. L'intendant Amelot, qui se trouve à Bourg le 30 octobre, explique très bien au secrétaire d'Etat, Laurent de Villedeuil, la cause de l'agitation bressane : "Avant l'époque du 8 mai dernier la paix régnait dans cette province, tous les ordres de la société particulièrement à Bourg, vivaient dans l'union…les officiers du Présidial…acceptèrent avec reconnaissance une attribution qui devenait un véritable bienfait pour la Province…mais le second ordre de cette province qui croyait voir ses intérêt lésés dans l'existence des nouvelles lois ne tarda pas à réclamer tandis que d'un autre côté le Tiers Etat adressait ses remerciements au Roi…il se forma deux partis"[4].
Grâce à cette agitation parlementaire, l'opinion politique locale trouve le moyen de s'exprimer. L'avocat burgien Gauthier des Orcières publie un Examen du privilège de la noblesse de Bresse, dans lequel, plus que de fustiger l'attitude conservatrice du parlement de Dijon, il remet en cause la structure sociale et son système d'imposition. Amelot est bien conscient de l’évolution rapide des mentalités : "pour donner leur avis sur les grands problèmes du moment, les membres de la classe politique bressane utilisent à plein la liberté toute neuve de la presse" [5]. Gauthier des Orcières mais aussi Duhamel, de Bourg, publient plusieurs brochures critiquant le gouvernement de Bresse[6]. Ces nouveaux événements bressans sont entendus à Dijon, d'où, le 17 novembre 1788, Amelot de Chaillou alerte Valentin du Plantier : "Il parait. . . que vous allez bien vite là bas. . . si vous donnez de l’humeur au Gouvernement il ne vous soutiendra pas. . . il vaut mieux plier que de rompre. Mettez, mon cher ami, plus de prudence et de circonspection dans votre conduite, et songez que ne tenant à personne à Bourg et étant baron, vous avez des ressources que n’ont pas les membres de votre siège. . . C’est l’affaire de votre corps et non pas la votre que vous devez traiter. Ce sont les conseils de l’amitié que je vous donne et qui doivent avoir quelques emprises sur votre esprit souvent trop vif"[7]. Le 21 novembre, le greffe du Bailliage de Bresse s'annonce incompétent dans l’enregistrement d’arrêts émanant du Parlement.
De son côté, Valentin du Plantier se rend à Paris afin de soutenir auprès du pouvoir central les intérêts des bressans. Le 23, Amelot de Chaillou l’encourage dans sa démarche et lui annonce l’incompétence prononcée par le Bailliage de Bresse le 21. Dans sa lettre se mêlent notes politiques et affaires sentimentales, traitées avec légèretés : "Mettez de la prudence dans vos démarches, dans vos discours, car c’est votre légèreté et votre chaleur qui vous ont fait ici des ennemis en grand nombre. . . je vous dirai que j’ai remis votre déclaration à la dame par excellence, elle a projet de vous répondre. . . j’ai en homme complaisant ajouté à vos bonnes raisons tout ce que me dictait le désir de vous servir auprès d’une jolie femme. Vous me souhaitez toutes sortes de plaisirs et de bonheur et moi je voudrais contribuer au votre, ce sera cependant autant que mes titres vis à vis de la dame par excellence pourront me le permettre. Vous savez qu’elle est ma petite sœur, et en frère bien pensant, je ne veux vous servir qu’autant que vos ouïes seront droites, depuis votre départ je suis devenu son amoureux, cela est trop connu pour que de ce m.. je puisse servir votre passion si elle a pour objet de m’enlever son cœur. Cependant si tous ceux qui prétendent à lui plaire ne diminuent en rien l’amitié qu’elle nous a témoignée cette année et dont elle nous a donnée des preuves faites pour lui mériter à jamais la réciprocité de ce sentiment, j’abandonne tous les droits que l’on pourrait induire de mes titres auprès de la dame par excellence. Vous voyez d’après cela que je ne suis pas un ennemi à craindre et que vous, plus qu’aucun autre, pouvez plaider votre cause avec assurance"[8]. Quelques jours plus tard, le 28 novembre 1788, Amelot de Chaillou lui fait part, au milieu de conseils de conduite, de la volonté du Tiers Etat de la ville de Bourg de soutenir son Grand Bailliage : "les conseils de l’amitié ne sont pas bien venus avec vous, je crois que le cérémonial que vous avez adopté, et votre style plus que sérieux, est un genre de plaisanterie dont vous avez voulu essayer. Vous avez réussi, car votre grosse colère m’a fait rire"[9].
Avec la nouvelle de la convocation prochaine des Etats Généraux, la volonté politique du Tiers Etat de voir sa représentation doublée face à la noblesse et au clergé[10], se solidarise avec les plaintes des officiers du Grand Bailliage de Bresse dans une lutte les opposant globalement à la réaction nobiliaire et parlementaire dont Dijon est désignée comme la cible : “ pendant que le parlement lançait contre le Bailliage de Bourg les foudres de l’infamie, qui rejaillissaient contre le Tiers Ordre, les habitants de la ville de Dijon, vouaient le nom de Bressans au mépris et à l’humiliation ”[11]. Le 30 novembre 1788, des membres du Tiers de Bourg, afin de contrer le parlement de Dijon, rédigent et font imprimer, la Requête du Tiers ordre de la ville de Bourg suivie d'une délibération des officiers municipaux. Cet imprimé est envoyé aux trois cent douze communautés de Bresse, et le 7 décembre, plus d’une centaine d’entre elles réunies aux corps, compagnies et juridictions de Bourg, approuvent la requête. « Lalande est alors la figure de proue du patriotisme burgien à Paris »[12].
Malgré les suppliques des officiers bressans, le soutien de Versailles ne semble pas venir. Le 10 décembre 1788, les officiers municipaux, réunis à l’Hôtel de Ville, prennent une délibération nommant Valentin du Plantier et Lalande, députés auprès de Louis XVI pour porter les demandes formées par les membres du Tiers Etat de la ville de Bourg : "il a été écrit dans ce Conseil une lettre à Mr Duplantier ou en le remerciant des preuves réitérées et non équivoques qu’il ne cesse de donner de son zèle et de son entier dévouement à la patrie, il a été supplié de vouloir bien se charger de solliciter. . . la réussite des vœux exprimés par la commune" [13]. Lalande doit rencontrer Necker début janvier 1789 et lui présenter la requête du Tiers-Etat de la ville. « Mais malgré les accointances dont il peut disposer à Versailles et celles tout aussi puissantes de Valentin-Duplantier auprès de Marie-Antoinette, Lalande et Valentin-Duplantier sont assez mal accueillis et les doléances dont ils sont porteurs sont amalgamées à celles venant de la province, au profit des Parlements. Toutefois, l’action du Tiers-Etat jette dans la région, à Chalon et Dijon, les germes de la départementalisation » [14]. Face à ce qui considère comme une injustice, l’Humaniste qu’est Lalande ne peut rester sans bouger et rejoint le cortège de ses jeunes magistrats du bailliage dont il se défie du manque de tact : pour aider l’émulation des choses, et faire valoir la justice des représentations de Bresse, il fait insérer le discours de Valentin-Duplantier à Necker dans la Gazette de Leide.
A Dijon aussi les choses changent. Amelot de Chaillou annonce à Valentin du Plantier, le 6 décembre, la réunion du Tiers Etat de la ville de Dijon et lui donne son avis sur la volonté du Tiers Etat de Bourg d’avoir une cour supérieure de justice à Bourg et de voir se réformer les anciens pays d’états. Le 20 décembre, Amelot va même jusqu'à féliciter son ami de son accès à la politique : "Je vois, mon cher du Plantier, que vos grandes affaires ne vous font pas perdre le goût de la plaisanterie. Vous avez une fort jolie manière d’adopter l’opinion des autres pour en revenir néanmoins à la votre. Vous êtes de ces êtres qu’il faut renoncer à convertir, et chez lesquels la discussion ne fait qu’accroître l’entêtement, parce qu’ils jugent les autres par eux mêmes…Adieu, Monsieur le lieutenant général du Présidial de Bourg en Bresse, et de plus député du Tiers Etat de la dite ville. Je vous embrasse de tout mon cœur" [15]. En effet, Valentin du Plantier, fort du soutien du Tiers Etat de Bourg, ne désespère pas de contrecarrer le parlement de Dijon et pour cela, il porte ses doléances, le 21 décembre, auprès de Louis XVI, l’assurant que l’obéissance à ses ordres lui vaut les foudres du Parlement de Dijon. Il réitère les demandes du Tiers Etat de Bourg, puis obtient une entrevue avec Marie-Antoinette à qui il demande son soutien dans l’affaire opposant le Grand Bailliage de Bourg et le Tiers Etat de Bourg au Parlement de Dijon. Mais contre toute attente, Valentin du Plantier et le Tiers Etat de la ville de Bourg ne trouvent un soutien auprès de la cour mais auprès des bailliages de Dijon et Chalon : les germes de la départementalisation sont jetés.
Cette affaire du Grand Bailliage de Bourg et la politisation des magistrats de Bresse dépasse le sérail judiciaire et se répand dans l'élite bourgeoise de Bresse par le biais de la Société d'Emulation le 29 décembre 1788, par Cerisier, car jusque là les débats de la Société d'Emulation restent étrangers à la politique et à la religion. Elle ne se borne qu'à faire des recherches économiques et sociales. Mais ces prémices politiques ne se diffusent pas jusqu'au peuple laborieux et restent l'apanage d'une élite bien pensante qui, pour garder ses prérogatives, fait des gestes et des actions spectaculaires sans grandes retombées, ainsi, le 7 décembre 1788, les officiers du présidial déclarent abandonner leurs privilèges comme le fait la noblesse le 24 mars 1789. L'élite culturelle ne fait qu'anticiper des événements et ne les crée pas, se bornant à une communication post-révolutionnaire mais ne cherchant pas à politiser le peuple, car pour elle, cette politisation ne peut mener qu'à la création de partis funestes à la liberté publique. Toutefois, se crée autour de la Société d'Emulation l'embryon d'une politique réformatrice modérée mais dont la composition et les idées ne sont pas unanimes puisque Gauthier des Orcières, membre d'aucune loge ni société savante, n'adhère pas à "l'idéologie de réformistes éclairés qui souhaitent le changement dans l'union"[16]. Cette volonté réformatrice fortement inspirée par la Révolution Américaine pousse la Société d'Emulation et les cercles savants à rejeter le peuple à sa besogne, refusant une révolution des choses avec contestations violentes des privilèges donc d'une partie de ses réformistes éclairés. L'élite culturelle ne veut pas de remise en cause de l'ordre social car cela mettrait en péril le compromis social échafaudé par des hommes qui ont appris à s'estimer à l'intérieur d'un cercle académique.
[1] En effet, on peut supposer que c’est la présence de la Société d’Emulation de Bourg qui permet à une partie de la notabilité locale de profiter « des loisirs de leurs charges pour cultiver une sociabilité et une contestation de bon ton ». MARTIN (Jean-Clément) : Robespierre, la fabrication d’un monstre. Perrin, 2016.
[2] A.D. Ain 95J 17.
[3] A.D. Ain 95J 17.
[4] Lettre d'Amelot de Chaillou à Laurent de Villedeuil, A.N. Da 24, liasse 41, dossier 1.
[5] ABBIATECI (André), PERDRIX (Paul) : Les débuts de la Révolution dans les pays de l'Ain, 1787-1790. Les Amis des Archives de l'Ain, Bourg, 1989, 223 pages.
[6]Gauthier des Orcières : Considérations sur l'état actuel de l'administration de la province de Bresse et Examen des privilèges des nobles de Bresse. Duhamel : Motions d'un avocat de la Bresse à sa province.
[7] A.D. Ain 95 J 17.
[8] A.D. Ain 95 J 17.
[9] A.D. Ain 95 J 17.
[10] “Si l’on décide que par l’étendue de la population, le Tiers Ordre devrait avoir les dix neuvième des représentants aux Etats Généraux...on ne peut plus lui contester la moitié des représentants”. Requête du Tiers Etat de la ville de Bourg. Collection de l'auteur.
[11] Requête du Riers Etat de la ville de Bourg. Collection de l'auteur.
[12]CROYET (Jérôme) : « Lalande et la Révolution » conférence à la Société d’Emulation de l’Ain pour le bicentenaire de la mort de Lalande, Bourg en Bresse, 2007.
[13] A.D. Ain 95J 17.
[14] CROYET (Jérôme) : « Lalande et la Révolution » conférence à la Société d’Emulation de l’Ain pour le bicentenaire de la mort de Lalande, Bourg en Bresse, 2007.
[15] A.D. Ain 95J 17.
[16] GROS (Alain) : La vie intellectuelle en Bresse au XVIIIe siècle. Thèse universitaire. Lyon. A.D. Ain bibliothèque T92.
d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II
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