2.1 La magistrature et les prémices de la politisation de l'élite urbaine :
Le Grand Bailliage de Bourg et la convocation des Etats Généraux
1788-1789
Dès 1788, la bourgeoisie de Bresse s'initie à la politique lors de la crise qui suit l'installation et la suppression du Grand Bailliage[1] de Bresse. La bourgeoisie avide de reconnaissance sociale campe à la veille de 1789 dans les postes juridiques. Beaucoup de ses représentants ont acheté des offices de procureur du Roi aux Bailliages de Bourg et de Belley. Les polémiques entre les représentants de la bourgeoisie et de la noblesse ne manquent pas[2] et la constitution du Grand Bailliage de Bourg[3], le 8 mai 1788, provoque une réaction du Parlement de Dijon et de la noblesse qui se voit flouée de ses droits, tout du moins de son statut de corps intermédiaire [4]. Cette affaire lourde de conséquence est une des causes de l'engagement patriote[5] d'une grande partie de la bourgeoisie bressane. En effet, avec la création du Grand Bailliage, la noblesse de robe mais surtout d'épée voit ses compétences judiciaires diminuées au profit de la justice royale, "la plus part des affaires civiles sont désormais de la compétence des présidiaux et des grands bailliages"[6], tout comme le Parlement de Dijon qui perd son droit de remontrances devient un bureau d'enregistrement local des lois. Le 22 mai 1788, Thomas Riboud, signifie aux élus de l'élection la suppression de leurs offices. Dès le 3 juin, le bailliage du Bugey décide "unanimement…de ne se conformer aux dites lois"[7]. Le bailliage de Gex, soumis à l'influence de grandes familles de parlementaires bourguignons, adopte la même attitude. Le 9 juin, le Grand Bailliage de Bourg marque son opposition en prenant un arrêté relatif à la distribution illégale et clandestine d’un libellé intitulé Protestations du Parlement de Bourgogne. Si le parlement de Bourgogne se montre véritablement hostile aux Grands Bailliage, l'Intendant du Roi, se fait le fidèle mais diplomate relais de l'autorité royale lorsque le 10 juin Amelot de Chaillou, qui n’a pas l’amitié du président du parlement Louis-Philibert-Joseph Joly de Bevy depuis 1787[8], félicite Valentin du Plantier, lieutenant général au Grand Bailliage de Bourg et de surcroît son ami, de sa conduite de bon français et fidèle serviteur du roi.
A Dijon, l'animosité envers le Grand Bailliage est telle que des lettres de cachet exilent les magistrats dijonnais coupables d'avoir résistés à l'autorité royale[9]. Leur départ a lieu les 11 et 12 juin sans pour autant provoquer de troubles comme à Grenoble. Le 12, Amelot de Chaillou décrit les derniers événements dijonnais à Valentin du Plantier : "Je vous dirai, mon cher du Plantier, que les habitants de Dijon veulent imiter ceux de Grenoble. J’ai été hué hier en allant faire enregistrer au bureau des finances l’édit de suppression des tribunaux d’exception. . . les clercs, les écoliers et d’autres forment des attroupements fréquents. Qu’est-ce que tout cela deviendra. . . le parlement a été exilé hier, je n’ai point encore reçu la lettre où vous me parlez des troubles de Grenoble. . . le trouble a recommencé cet après-midi au sujet du lieutenant de maréchaussée que le peuple a pris en grippe, on prétend qu’il a un peu perdu la tête"[10]. De leur côté, les parlementaires dijonnais menacent les magistrats de Bourg d'infamie s'ils acceptent les places. Ces derniers, sans pour autant être effrayés, se rangent du côté du Garde des Sceaux. Toutefois les audiences du Grand Bailliage commencent le 12 juin. Le 18 juin, le Garde des Sceaux fait part aux officiers du Grand Bailliage de Bourg de sa satisfaction pour leur conduite dans le bras de fer avec les parlements et les encourage. La divergence au sein de l'élite laïque pousse la noblesse locale, le 19 juin 1788, à condamner la réforme entreprise par Lamoignon, tandis que le Conseil Ordinaire du Tiers Etat de Bresse et de Dombes lui apporte son soutien. Cependant, ce dernier laisse une brèche dans la valeur de son soutien aux réformes, en demandant au Roi que soient rétablies les justices seigneuriales de Bresse et des Dombes, supprimées dans l’ordonnance sur l’administration de la Justice de mai. Dans le Dauphiné voisin, la réunion des députés dauphinois de Vizille, tenue le 21 juillet 1788, condamne elle aussi l’organisation de Lamoignon et la tentative de centralisme royale, jugée despotique, mais inscrit des idées révolutionnaires dans la vie politique : “ intérêt national placé au dessus du particularisme provincial ”[11].
L'été 1788 se passe dans un certain état de grâce pour les officiers du Grand Bailliage de Bourg. Des nominations sont faites et le 29 août 1788, Valentin du Plantier fait à Lamoignon l’éloge des nouvelles lois sur la justice, le bien qu’elles apportent et témoigne de sa volonté à travailler : "voué par état et de cœur à l’utilité publique et à l’obéissance aveugle aux volontés de Sa Majesté je vous prie d’être persuadé, Monseigneur, que mon intérêt personnel n’entre en rien dans les réflexions que je viens de vous faire"[12]. Très rapidement, le Grand Bailliage de Bourg aspire à plus d'autonomie et malgré le renvoi de Lamoignon, les officiers demandent, le 19 septembre, à Lagarde, ministre de la Justice, à ne plus se rendre au Parlement de Dijon, qui fait jurisprudence sur le droit en Bresse depuis 1698, le jour de la saint Martin pour prêter serment.
Les manœuvres de la noblesse et des bailliages du Bugey et de Gex sont si puissantes et la fermeté de Louis XVI si faible que, le 23 septembre 1788, le Grand Bailliage de Bourg est supprimé, ainsi que les réformes de centralisation judiciaire entreprises par Lamoignon. L’annonce du rappel des parlements provoque des scènes de joies à Dijon, où le Grand Bailliage de Bourg est représenté en Midas réclamant la protection d’une naïade. Quelque temps plus tard [13], c’est au tour des magistrats du bailliage de Gex de fêter la suppression des réformes de Lamoignon. La réaction entraînée par la décision de Necker pousse même dans les Dombes des voix autonomistes à demander[14] le rétablissement du Parlement de Trévoux, supprimé en janvier 1772. Cette réaction incite la bourgeoisie de Bresse à s'élever contre toutes les représentations d'une autorité gouvernementale aux mains de la noblesse. Bien conscient de l'avancée que représentent ces réformes mais aussi conscient de la résistance d'une partie du Tiers Etat et de la totalité de la noblesse, Valentin du Plantier se rend à Paris afin de rencontrer le Roi : "J’ai vu le grand papa avec lequel j’ai eu une conférence d’une heure dimanche dernier. . . ce qu’il m’a dit ne cadre point avec ce que nous sommes en droit d’exiger de la justice du Roi. Bref j’ai fini par l’assurer que si incessamment il ne faisait droit sur nos différentes demandes nous renverrions tous nos brevets et suspendrions nos exercices"[15]. Le Tiers bressan, lui, en soutenant les réformes de Lamoignon se place dans la mouvance patriotique dont le pouvoir royal est l'emblème et les parlements, relayés par la noblesse, l'adversaire.
[1] Ces derniers, « coiffés par un cour plénière », surppiment la légitimité des Parlements et des juridications secondaires. Cette délocalisation administrative entraine des réactions qui « vont briser les solidarités existantes et susciter des prises de positions inédites ». MARTIN (Jean-Clément) : Robespierre, la fabrication d’un monstre. Perrin, 2016.
[2]En septembre et octobre 1788 un conflit oppose Gauthier des Orcières, avocat de Bourg et Mr de St Martin, soutenu par la Noblesse.
[3]Ce dernier créé par le Ministre de la Justice Lamoignon, est une entité judiciaire qui reçoit des pouvoirs de justice enlevés au Parlement de Dijon et aux seigneurs.
[4] « aux manœuvres absolutistes de Louis XV ont succédé…plusieurs tentatives de réformes institutionnelles des ministres de Louis XVI…qui visaient à contourner les corps intermédiaires, à les refonder ». DUFOING (Frédéric) : « les révoltes qui ont conduit à la Révolution de 1789 » in Front Populaire n°3, hiver 2020.
[5] Le mot patriote est empoloyé dès 1787 pour désigner les partisans des réformes.
[6] ABBIATECI (André), PERDRIX (Paul) : Les débuts de la Révolution dans les pays de l'Ain, 1787-1790. Les Amis des Archives de l'Ain, Bourg, 1989, 223 pages.
[7] A.D. Ain bibliothèque D 339/1.
[8] Ce dernier, lors d’un rencontre avec le prince de Condé à Paris en 1787, « a parlé avec des expressions peu ménagées contre le sn Amelot intendant de Bourgogne ». Lettre anonyme, Paris, 21 décembre 1787. Coll. Part.
[9] Cette lesure avait déjà été bappliquée au président Bévy, fin 1787, non pas embastillé mais « ce qu’on appelle à la suite de la cour c’est-à-dire qu’il est obligé quoique président…de parooitre à Versailles au moins une fois par semaine ». Lettre anonyme, Paris, 21 décembre 1787. Coll. Part.
[10] A.D. Ain 95J 17.
[11]L’histoire en Dauphiné in “ Les Cahiers de l’Histoire ”, n°73, 1968, page 65.
[12] A.D. Ain 95J 17.
[13] Le 12 novembre 1788.
[14] Les dombistes font cette demande à Louis XVI dans une requête, le 26 octobre 1788.
[15] A.D. Ain 95J 17.
d'après la thèse de doctorat d'histoire de Jérôme Croyet, "sous le bonnet rouge", soutenue et obtenue en 2003 à l'Université Lumière Lyon II
Écrire commentaire